Récit humoristique d’une course à Allemont

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Train remontant vers Le Bourg-d’Oisans, passage du village de Séchilienne. Carte postale début du XXe.

RÉCIT HUMORISTIQUE D’UNE COURSE À ALLEMONT, EN OISANS
Source : les Alpes Illustrées, édition du 15 au 22 avril 1897

Rares sont ces récits  humoristiques et parfois fleuris dans le langage sur l’Oisans. 

Au mois de décembre 1895, quatre commensaux (convives) d’une table grenobloise décidèrent d’aller, le dimanche suivant, dîner à Allemont.
Ce qui avait été dit fut fait. Cette petite excursion entremêlée de pluie, de neige, de froid, de retards répétés et d’autres péripéties variées se termina bien et laissa de bons souvenirs.
Aussi, en revenant le soir à Grenoble, les quatre compagnons prirent-ils rengagement de la renouveler l’année suivante.
Et voilà pourquoi, un dimanche de cet hiver, ils ont repris le chemin d’Allemont.
Malheureusement il en manquait un de la première caravane, mais rassurez-vous, le quatrième n’est pas mort, il se porte même très bien et est allé continuer la vie sur la côte azurée du lac Léman, où nous lui envoyons un souvenir affectueux. Il a dû regretter de n’avoir pu être de cette nouvelle partie.
Nous voilà donc, un beau dimanche, — non, il pleuvait. — à 8 heures 45 dans le train de Gap, courant vers les montagnes neigeuses et aspirant à la gare de Rochetaillée.
Le train dévidait honnêtement le ruban de chemin qu’il avait à parcourir et de temps en temps, aux relais, comme les chevaux de poste, prenait un repos bien mérité.
Un de mes voisins me souffla : ça va être dur à avaler ces deux heures de voiture close, inventons donc quelque blague pour ne pas trop s’embêter ; impossible de dormir, c’est trop matin.
– Attendez, lui dis-je, je vais parler à la foule qui remplit le wagon : « Mesdames et Messieurs, écoutez, (tous les regards se tournent vers l’orateur inconnu), vous le voyez aussi bien que moi, la marche de notre train n’est pas précisément rapide, nous sommes fortement menacés de n’être rendus à destination qu’avec un long retard, comme il nous arriva l’année dernière. En partant, j’ai entendu le chef de train dire : « Nous sommes trop chargés, nous arriverons quand nous pourrons. » (Mine profondément attristée de l’auditoire). Est-ce que cette perspective vous sourit ?
– Non, non énergiques.
– Ni à moi non plus.
– Eh bien ! pour échapper à ce redoutable désagrément, il est nécessaire d’alléger le bâtiment, la voiture, le ballon, comme disent les marins, les voituriers, les aéronautes ; il faut jeter du lest. Oui, nous en : jetterons et ne conserverons sur nous que le strict nécessaire ; le salut est à ce prix (Approbation et vive émotion de l’auditoire enlevé). Je vais illico vous donner l’exemple du sacrifice. Je n’ai absolument que ce journal auquel je tiens beaucoup ; crac, en voici la moitié par la fenêtre, c’est toujours ça de moins que la locomotive aura à traîner. Si je garde la seconde feuille, c’est que je ne l’ai pas encore lue et quelle elle est bien plus légère, ayant moins d’écriture.
Et vous, mon camarade, qu’est-ce que vous avez là ?… Un quignon de pain et une rondelle de saucisson.
C’est bien lourd.
– Oui, mais je me rappelle encore ma fringale à la suite du long retard de notre… ! voyage de l’année dernière.
– Espérons que cela ne se renouvellera pas ; il faut jeter quelque chose, choisissez et obéissez.
– Hé bien ! guignon, partez, je garde le saucisson.
– Et vous, qu’est-ce qu’il y a dans cette poche qui gonfle ?… Un revolver ! et pourquoi faire ? C’est pesant ?
– Pour tireur les chamois qui viennent, dit-on, voir passer le train.
– Et puis quand vous en aurez tué un, la locomotive devra le traîner ; pas de ça, vous êtes condamné au moins à décharger l’arme et à jeter les cartouches par la portière, ce sera un petit allègement.
– Et le voisin qui a l’air de faire la contrebande, qu’a-t-il dans son gousset ?
– C’est un flacon de cognac que m’a donné ma tante Rosalie, en me recommandant bien de ne pas casser le verre.
– Condamné à verser le liquide par la portière et à reporter le vase à la tante.
– Et vous ? un paquet de tabac de 50 centimes ! c’est lourd ; condamné à en jeter la moitié.
– Et vous, gros garçon ?
– Ah ! moi ! je n’ai absolument que mon mouchoir.
– En effet, je ne vois pas autre chose ; il faut cependant participer à l’allègement. Oh ! vous avez une chaussure bien lourde. Condamné à arracher avec la pince du contrôleur une partie de ces clous à grosse tête. Vous jetterez tous les impairs en comptant par la gauche.
– Et vous là-bas, jeune adolescent qui avez l’air endormi ?
– Je n’ai rien.
– Voyons ; voilà un porte-monnaie qui pèse bien ?
– Il y a dedans cent francs. — Condamné à jeter le contenant sur la voie.
– Oh un objet d’art qui me coûte dix francs.
– Préférez-vous jeter le contenu ? Défilé par la portière du porte-monnaie vide.
– quant à moi, vous ne me trouverez pas même une allumette.
– C’est vrai, rien.
– Comment rien dit son vis-à-vis, et cette épaisse tignasse qu’il a sur la tête, ça ne pèse donc rien ? J’ai une paire de ciseaux que vous allez me faire jeter ; avant, ils serviront à tondre la moitié de cette lourde toison et il lui en restera encore bien assez.
– Approuvé ; allez-y bon train. À vous, noble vieillard, qu’allez-vous jeter ?
– Oh ! je n’ai absolument rien, Monsieur.
– En reflet ; mais ce bâton, à qui est-il ?
– C’est le mien.
– Vous allez le casser par le milieu et en jeter une moitié ; à cause de la respectabilité de votre âge, vous aurez le choix de celle que vous préférez garder.
– Et vous, chère Madame, qu’allez-vous abandonner ?
– J’ai deux mouchoirs, en voilà un par la fenêtre.
– Très bien ! voilà qui est raisonnable, vous ne vous faites pas prier.
– Et cette jeune maman ?
– Je n’ai que mes deux petits enfants, faut-il en jeter un par la fenêtre.
– Non pas, gardez-les ; à Rioupéroux, pendant la halte, vous les descendrez et tâcherez de leur faire déposer quelque chose, ce sera toujours un petit soulagement.
– Et vous, charmante demoiselle, qu’allez-vous quitter ?
– Je le regrette beaucoup, mais comme vous voyez, je n’ai absolument rien de trop.
– Monsieur, riposta vivement une voisine, elle a trois jupons ; deux seraient aient suffisants, nous n’avons pas un si gros froid.
– Si on peut dire que j’ai trois jupons !
– Allons, Mademoiselle, ne nous forcez pas à…, exécutez-vous ; vous voyez la locomotive n’en peut plus. D’un mouvement leste et gracieux, elle se leva promptement, retira une épingle et lâcha le vêtement incriminé qui tomba en rond sur le parquet (rires bruyants et prolongés).
« Je le ramasserai tout chaud et le lançai par la portière et il alla rejoindre les autres épaves jalonnant la voie.
Tout à coup, quelqu’un crie : la plaine. Plus de crainte de retard, nous sommes sauvés (Épanouissement des visages).
« Eh bien ! Mesdames et Messieurs, vous voyez, la précaution a été bonne, nous arriverons tous à l’heure ; ce soir, en descendant chacun sera libre de reprendre en passant les objets jetés au-dehors et dont la présence dans le train l’aurait considérablement ralentie. (Applaudissements frénétiques).
Rochetaillée, 11 h. 20. Les voyageurs pour Allemand, en omnibus et l’on part. Nous voilà installés dans une petite voiture fermée, qui trotte sur le revers oriental de la chaîne de Belledonne et vingt minutes après, quoique par une petite couche de neige, nous débarquons à la porte du restaurant Leydier, prévenus depuis 58 heures.
Dans une salle chaude et confortable, la table était mise ; sur une nappe blanche comme la neige et fleurant la bonne lessive, reposent sept couverts garnis, à côté de verre aussi limpides que le cristal de la cascade voisine.
Le temps et l’espace me manquent pour vous décrire le diner qu’on a servi, et puis il faudrait une mémoire d’ange pour se rappeler tous les plats qui ont défilé devant nous, exhalant des parfums plus subtils que ceux d’Arabie. Si, à l’appel de son nom, le chamois a été porté absent, le lièvre, la perdrix, les alpins gros-bec ont carrément affirmé leur présence en embaumant l’atmosphère de la salle à manger. Tous les mets, bien assaisonnés, ont été trouvés savoureux par les papilles législatives même les plus rechigneuses.
Les coupes se vidaient et si1 remplissaient rapidement, parce que notre Ganymède prétendait qu’il ne fallait pas laisser éventer le liquide et qu’il avait horreur du vide.
Si les dieux de l’Olympe se désaltéraient avec le nectar, nous simples mortels, nous nous contentions d’un franc jus de la treille parfaitement congruent ; du reste le plant qui produisait le nectar a complètement disparu.
Le balthazar consommé, en file indienne, nous passons dans une grande pièce où I’on nous verse un moka fumant et odorant qui fait renifler les gourmets. On allume les pipes et les cigares, on sirote la brune liqueur, on jabote comme des pies, mais pour ne pas exciter la pluie, on n’entend aucune chanson.
Puis l’on sort, on s’éparpille au gré de sa fantaisie ; on contemple le paysage transformé par la neige qui amortit tous les bruits, qui efface toutes les couleurs, tous les tons, pour ne laisser régner que la blancheur immaculée.
La nuit tombant, on rentre ; la note réglée, le cocher crie : en voiture, et l’on part pour Rochetaillée où, après une manille consciencieuse, nous reprenons le train qui nous dépose à Grenoble, à 9 heures passées ; on se bouscule un peu en rendant les billets et poussant toujours en 1 avant, nous nous trouvons réunis dans l’hémicycle de la Gare. N’allant pas tous du même côté, nous nous souhaitons le bonsoir et prenons rendez-vous pour l’année prochaine.

V. B.

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