1822, ÉPIDÉMIE DE RHUME À LA GRAVE !
Annales des Alpes, recueil périodique des Archives des Hautes-Alpes
Auteur : Journal de Claude LIOTHAUD, Receveur de l’enregistrement et des domaines du roi au bureau établi à La Grave, maire de la dite commune en 1818. Pour servir à la postérité.
Date d’édition : 1907
Remerciements à M. Paul Girard pour son aide par ses recherches sur le Dr Rome.
Nota : Le Dr (Amable) Rome de notre histoire (né à La Grave en 1781, mort à Voreppe en 1850) est celui-là même qui inspira Balzac pour son Dr Benassis dans son grand roman «
Médecin de campagne ».
Maladie épidémique des habitants du bourg de La Grave, commencée en automne 1822, finie au printemps 1823.
Dans le courant du mois d’octobre 1822, un rhume excessif s’est emparé des jeunes enfants et en a réduit un grand nombre à la mort, jusqu’en décembre suivant, époque à laquelle une affreuse épidémie, dont le détail suit, a ravagé les habitants du bourg de La Grave, principalement, et des Fréaux, et, en mars 1823, elle commençait à attaquer ceux de Ventelon et des Terrasses.
Cette épidémie a commencé par atteindre quelques habitants des plus indigents de La Grave, et, successivement, elle a parcouru toutes les maisons et s’est, ensuite, indistinctement étendue sur tous les habitants, dont très peu n’en ont eu chez eux qui n’aient été malades, et tous ceux qui ont été atteints, leur maladie a commencé par un mal de tête excessif et assoupissement, qui en a conduit à la mort. Dans ce bourg et village des Fréaux, une soixantaine de grands corps, non compris les enfants en bas âge, et plusieurs par jour quelquefois, en sorte qu’on fut forcé de laisser coucher, dans l’église paroissiale, jusqu’à 3 cadavres à la fois. Lesquels y étaient souvent transportés que par force d’autorité supérieure, attendu :
1° la convalescence où se trouvaient les hommes en état de rendre le dernier tribut aux mourants ;
2° le soin que les mieux rétablis étaient obligés de porter aux malades qui existaient encore dans leur maison. Observant qu’aussitôt que la maladie avait atteint un individu d’une famille, tous étaient forcés, malgré les soins qu’on put prendre, d’en ressentir les funestes effets ;
3° la crainte qu’avaient les habitants, qui n’avaient pas encore été atteints de la maladie, de la prendre, en portant les cadavres morts. De toutes parts, des pleurs et des gémissements se faisaient entendre ; le son lugubre de la cloche qui, au mois de janvier 1823, se faisait entendre journellement, et même par intervalles plusieurs fois par jour, pour annoncer aux habitants la mort de leurs concitoyens. En février, par ordre de l’autorité communale, on interrompit les prières qui se chantent ordinairement lorsqu’on porte à la sépulture les morts et, en passant dans les rues, il n’y avait personne qui vînt voir. On priait à voix basse, le tout pour ne pas épouvanter les malades, en passant devant leurs maisons.
Le peuple à grands cris implorait le secours des médecins, dont nous avons été dépourvus jusqu’à la fin de janvier 1823, à l’exception de quelques courses que faisaient les officiers de santé du Bourg-d’Oisans, à la réclamation des malades. C’était à cette époque que MM, Liothaud, maire, et Mathonnet, adjoint, qui plus tard dut être victime de l’épidémie, Mathonnet ; à la sollicitation des habitants de La Grave à M. le sous-préfet vint un médecin, qui fut sédentaire ici, autant que possible, pour soigner tous les malades indistinctement, ce qui fut accordé ; mais le service, d’entre ceux de Bourg-d’Oisans et de Briançon qui fut accordé, était difficile à faire, attendu que diversités d’opinions et de traitements dans cette affreuse maladie existaient entre M. Roupillon (Joseph Hyacinthe Roussillon), du Bourg-d’Oisans, et M. Ménia, de Briançon. En sorte que les habitants se sont vus obligés de consulter, par délégation spéciale faite par les notables et autorités de La Grave, M. Bonnardel, médecin à Vizille, dont l’opinion et les traitements approchaient plus [ceux] qu’employait M. Ménia, que ceux employés par M. Roupillon. Cependant les avis étaient encore partagés, lorsqu’il arriva, de M. Rome, docteur en médecine, à Vizille (Voreppe), natif de La Grave, une lettre écrite à Sr Joseph Rome (maquignon, notaire royal, qui fut aussi maire de La Grave), son frère, plus spécialement désigné ci-après, qui indiquait le genre de traitements qu’il était d’avis de faire et les remèdes qu’il conseillait d’employer, et qui décida, enfin, l’opinion publique, en faveur de M. Ménia. Alors M. Roupillon fut obligé de se retirer au Bourg-d’Oisans. La maladie, malgré tous les soins que prenait le médecin et qu’il prodiguait aux malades, qui ont été jusqu’au nombre de cent vingt de couchés à la fois et le même jour, continuait toujours ses tristes ravages. Et le plus fort a été en février : adolescents, jeunes et vieux, rien n’échappait à sa fureur. Cependant le moyen âge était plus ravagé, et les hommes les plus robustes qu’on eût jamais vus ici devenaient comme des squelettes, et tous ceux qui ont échappé à la mort se sont vus, par suite de mal de tête excessif, la tête totalement chauve. C’est alors qu’on a vus ce que jamais on n’avait vu ici : l’autopsie cadavérique de trois femmes, dans l’intérieur desquelles il a été trouvé, à une, une fourmilière de gros vers, dont il a été impossible de connaître le nombre ; à une autre, un bouyaunement (sic) sans fin dans les intestins, et à une autre, une tache de sang dans l’estomac. Les sangsues étaient employées en grand nombre, au cou et ailleurs, aux malades, dont les uns étaient dans un assoupissement des plus forts, d’autres faisaient entendre leurs cris aigus, poussés par la force d’une fièvre violente, qui toujours se terminaient par la mort.
Ceux dont la maladie durait un mois, sans avoir de connaissance et souvent le moindre entendement étaient nombreux. (Observons ici que tous ont été plus ou moins frappés, et cela, le plus longtemps que durait le plus fort de la maladie.) Après quoi la convalescence commençait, et, tous, dans une grande faiblesse une fois que cela tournait d’un bon côté. Ils étaient bientôt, au moyen de gros bâtons qui les portaient, en même de soigner leurs parents, soit enfants, père, mère, frères, sœurs, qui les avaient soignés eux-mêmes, et pris la maladie, en leur prodiguant leurs soins ; d’autres, et le plus souvent les plus robustes, en moins de huit jours étaient réduits au tombeau. Les citrons, les oranges, raisins et autres rafraîchissants avaient aussi leur place, jusqu’à la neige.
Jamais l’atmosphère n’avait été si couverte, presque tous les jours, depuis le commencement de l’automne jusqu’au mois de mars, du brouillard, qui occupait les collines, depuis la combe de Malaval jusqu’au pied du mas du Chazelet, du Villar-d’Arènes, auprès de la grande muraille de la Romanche, et s’élevaient jusqu’aux hameaux mêmes. La neige aussi était fréquente, et les jours qu’on avait le bonheur de voir le soleil darder ses rayons sur les maisons de La Grave, remplies de malades, et qu’on avait l’avantage de porter ses regards sur le ciel étoilé, les fenêtres, par ordre du médecin, qui ne nous quitta plus jusqu’à fin mars, étaient ouvertes, malgré le grand nombre de malades qui fût dans la maison.
Déjà l’affligé de ce bourg ne trouvait plus de consolations et de secours des habitants des hameaux et des communes circonvoisines, dont l’épouvante s’était emparée et fuyaient La Grave. À chaque instant, les servantes en condition à La Grave menaçaient de quitter leurs maîtres malades, dont une grande partie a fait de grands sacrifices pour se faire soigner, et l’argent n’était rien, pourvu qu’on pût trouver la main bienfaisante qui voulut prodiguer ses soins. Tout commerce était intercepté, et on menaçait de mettre un cordon sanitaire du Lautaret à la combe de Malaval. Ce qui certainement aurait eu lieu, si la maladie n’eût cessé au moment même où l’épouvante était le plus fort à Briançon, au point qu’au mois de mars, le maire de cette dernière ville se rendit, accompagné d’une suite de bourgeois du dit lieu, sur l’instance desquels il accéda chez M. le sous-préfet, pour l’en prier, malgré tout ce qu’il pouvait dire que la maladie dominait, d’après les rapports journaliers que lui envoyait M. Ménia, médecin : ils ne voulaient pas le croire, et l’épouvante ne cessa, dans cette ville, que lorsque M. Berthelot, inspecteur de l’enregistrement, qui arriva à Briançon, le jour même de la députation présentée et qui avait séjourné à La Grave, leur eut persuadé que la maladie cessait. Je fis aussi moi-même, notaire soussigné, le présent rapport écrivant tout mon possible, le même jour, à Briançon pour y mettre le calme sur la maladie de La Grave et ce à l’invitation que me fit M. le sous-préfet (Viel), aux sages soins duquel les habitants de La Grave ont de grandes obligations. Ce fut ce jour-là qu’il me promit, d’abord, que les frais pour payer le médecin ne seraient pas supportés par cette commune ; et il ne put rien promettre alors pour les remèdes, mais, grâce à ses soins, tous les principaux frais occasionnés par ce terrible fléau ont été payés par le Département.