Berger en Oisans

BERGER EN OISANS EN L’AN 2002
[Je réédite cet article de Philippe en cette belle semaine pastorale.]
Observation et écrit de Philippe Raybaudi grâce à l’aimable invitation de la famille Olivero.

Les bergers, comme d’autres acteurs ruraux, se réveillent avec le lever du jour. Le petit-déjeuner est rapide car « les bêtes n’attendent pas ! »
Après avoir fait le tour des tâches matinales il sera temps ensuite de prendre un solide casse-croûte avant de « lâcher » le troupeau.
Les premières occupations du petit matin consistent à vérifier rapidement que l’ensemble du troupeau parqué va bien et qu’aucune bête ne s’est échappée.
Le parc est aujourd’hui composé d’une sorte de barrière en fil de nylon tressé (généralement de couleur orange) d’une hauteur d’environ un mètre, soutenu par des piquets en matériaux composite souple et résistant.

Ce type de clôture a plusieurs avantages. Elle est légère, facilement transportable et d’un déplacement aisé, la mise en place pouvant se faire en quelques minutes. L’intérêt principal repose dans le fait que le filet est connectable à un système autonome générateur d’impulsions électriques , alimenté sur une batterie automobile. Si un élément extérieur, un sanglier par exemple, ne vient pas perturber l’intégrité physique de ce type de parc, le troupeau reste parqué tout le temps souhaité sans aucun risque pour les bêtes.

Une fois ce contrôle effectué, les bergers retournent à « la cabane » pour déjeuner. La porte de la bergerie ouvre directement sur une large pièce principale en « L ». Un lit dans l’angle droit, un poêle à bois et une table rectangulaire avec quatre chaises composent le mobilier ; rien de superflu. Une échelle de meunier dessert l’étage et les deux petites chambres.

Dans le fond de la pièce à gauche, le coin cuisine avec son évier et une cuisinière à gaz propane. À droite de la cuisine un recoin sert de réserve dans la partie au nord, la plus fraîche.
Le casse-croûte est copieux : œufs au plat, saucisson, terrine, fromage de brebis et pain de campagne. Le tout arrosé d’un bon petit vin rouge et d’un café. Il est 8 h 30, la matinée sera longue d’ici midi.
Après s’être restaurés, les bergers sortent pour délivrer le troupeau. Le parc électrifié est ouvert rapidement sur un tiers environ de sa longueur afin que le troupeau puisse s’élancer sans trop de bousculades.
Les animaux, instinctivement, partent en direction du ruisseau en contre bas, à environ un kilomètre de là. Monsieur Olivéro nous explique qu’au moment du lâcher, ce n’est pas la peine d’essayer de les contraindre à monter en alpage : les bêtes ont soif.
Pendant ce temps, les deux bergers se préoccupent des moutons qui traînent. Généralement, une bête qui reste à l’écart du troupeau ou qui éprouve des difficultés à suivre les autres peut-être le signe d’une blessure ou d’une maladie. L’observation du comportement des animaux est une des règles principales de la bonne gestion d’un troupeau.
Les moutons s’élancent donc dans la pente et rejoignent en quelques minutes le ruisseau.
Après une vingtaine de minutes, les bergers commencent à ordonner aux chiens de rassembler le troupeau.
Dans un patois mêlé de français et d’italien, Monsieur Olivéro donne aux deux chiens les indications nécessaires : rassembler par la gauche ou par la droite, descendre ou monter, partir ou revenir, décrire des cercles concentriques pour contraindre les retardataires, etc.
Les ordres criés sont aussi intraduisibles qu’efficaces et Esprit nous promet, le jour où il aura un moment, de nous décrire en détail la phonétique, l’origine et l’interprétation de chaque terme.
Rapidement, les chiens rassemblent le troupeau qui commence sa progression par le bas de la combe, versant ouest, pour remonter lentement vers le col de Cluy.
De notre côté, nous étions restés avec les bergers à mi-pente entre la bergerie et le ruisseau, situation idéale pour observer sans se fatiguer inutilement à descendre puis à remonter l’ensemble du vallon.
Il faut noter là, un comportement caractéristique de nombreux métiers agricoles ou artisanaux qui consistent, de la part de paysans ou d’artisans expérimentés, à économiser leurs forces tout au long de la journée de travail. Rien à voir naturellement avec de la nonchalance ou de la paresse, mais plus exactement avec une forme de sagesse qui consiste à s’économiser pour être parfaitement efficace et rentable sans fatigue inutile.
D’ailleurs, si le troupeau s’élance souvent un peu au fil de ses envies (ce qui justifie la présence des chiens pour contenir cette tendance à l’éparpillement) le berger pour sa part aura la plus grande attention dans ses déplacements qui, dans la majeure partie des cas, se fera à flanc de montagne en suivant la courbe de niveau sans trop monter ou descendre.
L’objectif étant de garder l’ensemble du troupeau sous contrôle visuel et à portée de voix. Une telle expertise, avec de bons chiens bien dressés et obéissants, permet de surveiller un troupeau de plusieurs milliers de têtes à près de deux kilomètres.
Cette observation nous a permis de constater que la principale qualité physique d’un berger, outre l’aptitude à la marche, était de toute évidence d’avoir une bonne et forte voix.

Si le travail des chiens, à lui seul, avec l’étude du lexique indispensable à leur commandement, peut justifier un sujet de mémoire sur le patrimoine oral (d’autant qu’avec ses origines italiennes, Monsieur Olivéro détient certainement un vocabulaire professionnel bien à lui), nous nous contenterons pour l’instant en une description de ce qui nous est donné à voir et à entendre en essayant d’interférer le moins possible sur la situation.
Notre position fut donc systématiquement en léger retrait, dans une attitude qui tentait à nous faire oublier. Dans cette position, il était important de comprendre à l’avance ce qui allait se produire pour ne pas se trouver trop rapidement en rupture avec le sujet d’observation, tout en gardant cette distance qui nous semblait utile au respect du travail de ces bergers et de leurs chiens.
Il fut alors intéressant de comprendre la difficulté que représentait la configuration du terrain et sa végétation.
Pour un néophyte, il était en effet difficile de comprendre pourquoi les bergers montaient si haut dans les alpages alors que l’herbe haute et grasse plus en aval semblait bien plus propice à la santé des animaux. C’est qu’en fait, l’aridité du paysage est un atout indispensable à la garde d’un troupeau. Comment serait-il possible de surveiller 2 500 moutons au milieu des arbres où la vue, dans le meilleur des cas, porte à une centaine de mètres ?
De plus, la moyenne montagne en Oisans offre souvent des sommets praticables avec des pentes relativement douces à l’image des Buffes, du Sommet de l’Homme ou de l’accès par le Col de Grange Pellorce du Mont Cassini (par son versant sud-ouest).
À ces altitudes entre 2 000 et 3 000 m, la végétation est bien moins dense. Seuls quelques buissons épars et un épais tapis de baie sauvages et d’herbe constituent un excellent met pour les troupeaux tout en garantissant une visibilité optimale par beau temps.

Et c’est là que nous aborderons une autre des qualités indispensables du berger.
Sans posséder des dons d’oracle, le berger doit pouvoir compter sur le beau temps. S’il est vrai que de nos jours, la météorologie a fait de gros progrès, elle n’est pas une science exacte et cela est d’autant plus vrai dans le Massif de l’Oisans.
En effet, il est important de souligner que ce massif dispose à la fois d’un ensoleillement méditerranéen et de précipitations souvent égales à celle des Alpes du Nord. Cette configuration particulière offre à l’Oisans un micro climat caractéristique et il est souvent plus utile d’observer l’évolution du ciel que d’interroger les serveurs vocaux de Météo-France qui offrent des indications ville par ville. Dans le cas de l’Oisans, prendre comme seule référence la météo de Grenoble ou de Briançon, conditionne une marge d’erreur trop importante lorsque l’on a la responsabilité d’un cheptel de 2 500 ovins.
Les bergers, s’ils écoutent tout de même les grandes tendances annoncées sur les ondes, s’en remettent néanmoins largement à leur expérience en aérologie et à leur grande pratique du milieu montagnard.
« Si au coucher du soleil, des nuages s’accrochent sur le sommet de la Meije, c’est un changement de temps prévu pour la nuit ou le lendemain » explique Esprit Olivéro.
De tous les dangers qui guettent le promeneur imprudent (et les moutons), c’est certainement l’orage qui entraîne le plus de problèmes. Outre le risque d’être foudroyé, les bêtes affolées peuvent courir en tous sens, sauter les barres rocheuses et se fracasser en contrebas.
Par temps de pluie, les nuages peuvent envelopper le troupeau dans un brouillard où l’on ne voit plus ses pieds. Le risque de glisser dans les rochers ou de se perdre est d’autant plus grand que les nuits sont peu propices au camping improvisé « à la belle étoile ».
La prudence est donc de mise quand le temps peu changer du tout au tout en moins d’une heure et qu’à près de 3 000 m, il peut parfaitement neiger au mois d’août.

Le barbecue du midi nous permit d’engager la conversation sur l’entretien des alpages.
En effet, nous étions intéressés de connaître l’avis de nos deux bergers sur leur contribution à la préservation des paysages.
La discussion tourna autour de l’aménagement de leur action au regard des impératifs économiques et touristiques. Monsieur Olivéro insista sur l’importance de l’Association Foncière Pastorale qui lui permettait d’avoir un seul interlocuteur et une meilleure maîtrise à long terme, même s’il reconnaissait qu’il s’était grandement méfié au moment des discussions de mise en place de cette structure. Il expliqua que du fait de l’AFP, de nombreuses aides économiques et techniques pouvaient lui être apportées sans que sa légitimité professionnelle ne soit remise cause. Il précisait qu’une gestion plus globale de la montagne, dans sa dimension naturelle mais également économique, sociale voire culturelle lui apportait une vision différente de son métier même si tout n’était pas idéal (comme la réintroduction des loups par exemple). Cependant, il reconnaissait que le renfermement sur soi n’était pas la meilleure des attitudes à une époque d’une plus grande ouverture de la montagne au tourisme vert où les intérêts de tous les acteurs devaient être pris en considération.
D’après lui, cette ouverture d’esprit (qu’il nous pardonne ce jeu de mots facile) lui offrait à lui et sa famille la possibilité d’un meilleur contact avec les autres habitants du hameau de Puy-le-Haut majoritairement propriétaire de leur résidence secondaire.
Lorsque dans le début des années quatre-vingt-dix, plusieurs ruines et habitations anciennes du hameau se sont vendues, la famille Olivéro a craint ce subit envahissement comme la fin d’une tranquillité qu’elle goûtait depuis toujours. Dorénavant, il allait falloir composer avec les « étrangers qui achetaient toutes les maisons », supporter les voitures, les cris des enfants, les touristes qui viennent faire aboyer les chiens… Ils ne se sentaient plus chez eux.

Après quelques années de « flottements » pour ne pas dire de frictions, la situation commença à s’améliorer. L’idée de créer une association de villageois autour du rassemblement, de l’entraide et de l’amitié fit son chemin en 1999.
Jocelyne Olivéro (la fille d’Esprit et de sa femme Georgette), en acceptant volontiers la place de Vice-présidente, contribua largement à détendre l’atmosphère qui aujourd’hui, dans le partage des légumes du jardin des uns et des autres, des tartes aux pommes ou aux myrtilles et des quelques apéritifs conviviaux qui égayent la belle saison, a permis de réinstaller durablement la bonne humeur dans ce coin de montagne.
D’un hameau pratiquement en ruine quinze ans en arrière, ces nouveaux « villageois en herbe » ont réussis à se faire apprivoiser par cette famille de bergers accrochée à leur terre.
Les valeurs des uns et des autres n’ont finalement pas été perdues et c’est justement cette différence culturelle et de génération qui donne à cette petite communauté une singularité remarquable.
L’après midi se déroula sensiblement de la même manière que la matinée. Cette fois le troupeau fut conduit sur les pentes du sommet de l’Homme entre les communes d’Auris et du Freney d’Oisans.
Vers 18 heures les moutons furent reconduits dans le parc près de la bergerie.
Les bergers commencèrent alors à soigner quelques bêtes en particulier celles qui avaient de légères blessures susceptibles de favoriser des infections avec l’apparition de vers. Un badigeon avec une préparation désinfectante permettait de régler ces petits soucis en quelques jours de traitement.
Ici, à la bergerie d’altitude il n’y avait pas d’agneaux. Lorsque des brebis mettaient bas, les bergers descendaient mères et petits auprès des femmes, à la maison de Puy-le-Haut. Là, dans un environnement moins rude, les agneaux pouvaient vivre leurs premières semaines dans des conditions plus idéales.

Philippe Raybaudi

 

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