
Vallée de la Romanche, prise de vue des hauteurs du Chazelet, hameau de La Grave. Photo Marcel Fleureau, Archives départementales des Hautes-Alpes
LE CHAMON DANS SCIENCES ET VOYAGES 2-3
Source Gallica : Extrait du texte « Les hommes blancs » dans la revue Sciences et Voyages
Date d’édition : 01-12-1935
Reportage de Marc J.-P. AUGIER
Sur le même sujet : L’épopée du Chambon
CHAPITRE II
Les marchands d’eau.
L’ancienne route nationale de Grenoble à Briançon est encore goudronnée sur deux cents mètres après le Freney-d’Oisans. Puis, brusquement, c’est le chaos, la belle route devient un « tract » défoncé par les poids lourds, un chemin muletier, un sentier qui s’arrête net au pied du barrage.
70 mètres d’épaisseur à la base ; 282 mètres de long au couronnement ; le Chambon domine de 87 mètres le lit de la Romanche.
— Et vous ne voyez pas le travail des fouilles ! Ces fouilles que nous avons poussées jusqu’à 40 mètres de profondeur, me dit le chef de chantier. Ça, c’est de l’ouvrage, mais ceux qui passent ne savent pas, ils préfèrent le Sautet ! Bah ! le Sautet… Évidemment… c’est haut… ça fait grosse impression… ça donne le vertige, mais c’est quand même un petit ouvrage, ils n’ont pas englouti comme ici 300.000 m3 de béton. Vous voulez monter là-haut ? Sur le couronnement ? Il aurait fallu prendre la nouvelle route que les Ponts ont établie. Pourquoi une nouvelle route ? Mais parce que celle-là, l’ancienne, passe à la cote 950 et que la cote 950 se mouille maintenant quelque peu les pieds au fond de l’eau du lac. Mais si vous voulez, nous ferons la petite escalade à deux heures, c’est pas bien dur. Allez, je vous laisse ; rendez-vous tout à l’heure au bourg. Deux heures. Le temps de déjeuner en reporter, c’est-à-dire vite et mal, le temps surtout de griffonner une petite lettre à mon ami l’ingénieur.
Pied d’Enfer, le 11 août.
« Mon cher ami, « Pourquoi « pied d’Enfer » ? Eh bien, voilà ! J’ai remarqué que maintes fois, dans vos montagnes, lorsqu’un coin présentait un caractère sauvage, humide ou bruyant avec l’indispensable cascade et l’inévitable torrent, les gens du pays appelaient ça le coin d’enfer, le val d’enfer, ou la cascade d’enfer. Je baptise aujourd’hui le pied du barrage au Chambon, le « pied d’enfer ». Tout y est, l’horrible fracas des eaux qui s’échappent des chambres de rupture sous 7 kg de pression, une poussière d’écume qui transperce tout, inonde tout, et les proportions grandioses du lieu.
« Le cours de mes réflexions pour la première étape de mes curiosités n’est pas celui que vous imaginez. Je pense en ce moment aux pays où le déboisement a fait son œuvre, aux Balkans, à la Turquie d’Europe et d’Asie. Je pense au porteur d’eau, au marchand d’eau qui parcourt les cités, allant de porte en porte, prospectant chaque carrefour en lançant son cri monotone :
« Eau fraîche, eau fraîche. » Je pense que cette profession, qui vous apparaît désuète à travers les privilèges naturels dont vous jouissez, acquiert là-bas une importance de premier plan. Ne vous moquez pas du haut de votre science du marchand d’eau loqueteux, et ne protestez pas si j’établis un parallèle entre la profession (?) de porteur d’eau et celle d’hydraulicien. Ah, oui ! vous dites :
« Tiens le sophiste, qui entre en jeu ! » Mais pas du tout, mon cher. Laissez-moi raisonner avec toute la rigueur scientifique désirable.
« Cette Romanche qui prend sa source dans le massif du Pelvoux et se jette un peu en amont de Grenoble dans le Drac descend en soixante-dix kilomètres de trois mille à deux cents mètres. Voilà, n’est-ce pas, un fameux potentiel d’énergie. Mais cette Romanche, qui débite au printemps quelque 30 m3/seconde, ne fournit plus que 1 à 2 m3/seconds en plein hiver. Les nombreuses usines qui se sont installées entre Grenoble et le Bourg-d’Oisans sont obligées ou bien d’adopter des caractéristiques de marche régulière calculées sur le débit minimum et de ne dis poser que d’une faible puissance, ou bien de marcher à grand régime au printemps et de mettre la clef sous la porte en hiver. La société Campenon-Bernard s’est constituée pour construire le barrage du Chambon, elle a dit aux usines de l’aval : « J’élève au Freney-d’Oisans un barrage. Derrière ce barrage, 55.000.000 de m3 d’eau vont s’accumuler pendant la fonte des neiges au lieu de submerger vos turbines. Le réservoir artificiel me permettra de vous livrer toute l’année un volume d’eau conditionné par vos besoins. Grâce à nous vous marcherez à la puissance maximum pendant le temps maximum. Sommes-nous d’accord ?
« Et les industriels furent d’accord. La société Campenon-Bernard a terminé ses travaux ; elle s’apprête avant de disparaître conformément aux statuts à revendre son « immeuble » (et quel immeuble !) à la société distributrice qui se forme. Cette société vendra l’eau du lac Chambon sous forme de redevance au kilo watt-heure qui sera payée par les clients du barrage : Livet, les Vernes, les Roberts, Rioupéroux, les Claveaux, Pierre-Eybesse, Gavet, Séchilienne, le Drac-Romanche.
« Voilà, mon cher, ce que j’ai appris hier au Freney. Voilà ce que j’ose comparer avec les coutumes des Balkans et d’Asie Mineure. Le pittoresque et bien faisant trafic de la houille blanche dans nos montagnes. Vous me permettrez de conclure, mon cher, que par delà le temps et les formes perfectionnées de l’activité humaine il n’y a pas grand-chose de nouveau. Je termine en souhaitant que les hommes puissent se prouver longtemps à eux-mêmes qu’ils sont toujours assez jeunes pour renouveler les vieux gestes comme celui de marchand d’eau. « Eau fraîche, eau fraîche. » C’est la force, la lumière… La vie qui passe… »
Le camp dans le village englouti.
— Oh ! hisse ! Donnez-moi la main. Allez, hop, ça va, encore un petit passage difficile et nous sommes rendus.
— Mais dites donc, monsieur le chef de chantier, c’est le chemin habituel de l’embauche ?
— Eh ! bien sûr. Il y a aussi plus difficile. Si vous aviez suivi les « goulottiers » pendant le bétonnage, ça vous aurait procuré quelques émotions de plus. Là nous sommes presque rendus. Hein ! que pensez-vous du coup d’œil ? Pas mal, n’est-ce pas ? Et maintenant, c’est fini. Vous voyez, des équipes posent la cheminée du déversoir, après on ferme et on s’en va. Six ans, bon Dieu ! que je suis ici ! Quand il faut partir, ça fait tout de même quelque chose. Alors, qu’est-ce qui vous intéresse ? La vie de ceux qui ont construit le barrage ? Vous savez, pour moi, ça n’a rien de sensationnel. Mais pour bien se rendre compte, il faut comprendre la marche des travaux. Nous arrivons ici en 1930. Naturellement il n’y a rien. Rien que deux villages qui seront submergés quand le lac artificiel se formera.
— Le Chambon et le Dauphin ?
— C’est ça. Donc la société se met en rapport avec les habitants. Elle leur dit bien gentiment d’aller planter leurs choux un peu plus loin et naturellement avec quelques billets au bout des doigts. Tout s’est bien passé. Pour une fois.
— Pourquoi une fois ? Il existe sans doute des cas difficiles d’expropriation ?
— Difficiles ? Je pense bien. C’est toute une histoire. Une histoire pas très honnête, bien souvent. D’abord il y a les « barreurs ». Ce sont ceux qui acquièrent les droits de riveraineté et qui les négocient par la suite. Au prix fort comme de juste. Il y a aussi les « pisteurs » qui ont plus d’envergure. Ceux-là, bien au courant des grands projets, s’assurent des années à l’avance, souvent par simple option, tous les droits afférents à l’utilisation des chutes d’eau. Quand la société constructrice arrive avec ses millions, elle doit négocier. C’est long et c’est cher. Ici pas de « barreurs », pas de « pisteurs ».
« Dès 1930, nos équipes se sont installées dans les maisons évacuées par les habitants. C’était une chance de pouvoir trouver le clos et le couvert alors qu’il faisait — 20 en février ; 150 bonshommes ont vécu là, transformant la vie du petit village. Nous avions des Italiens, des Espagnols, des Albanais, de Koréa.
— Chacun gardant sans doute ses habitudes originelles ?
— Oui, souvent, mais ça ressemblait plutôt à quelque coin minier du Nord, le poussier de charbon en moins, la neige en plus.
— Et maintenant, le village ?
— Fini, disparu, il se mouille les pieds là-dessous par 15 mètres de fond. L’été, en basses eaux, quelques toitures émergent encore. D’année en année, il y en a moins. Ces constructions légères, ces murs liés avec du mortier de sable, s’écroulent. Tout ça se mélange avec les alluvions qui doivent combler le lac en mille ans, à ce que disent les géologues. Je n’ai pu voir émerger les toitures des villages engloutis, le lendemain, en remontant vers La Grave et le Lautaret. Mais j’ai vu celles qui profilent leurs pauvres pignons sur les eaux du Drac. Ces témoignages émouvants font penser à quelque puissante catastrophe et le voyageur non prévenu a tout loisir d’imaginer une Atlantide miniature plutôt qu’un village de paysans montagnards.
À suivre…