LE CHAMON DANS SCIENCES ET VOYAGES 3-3
Source Gallica : Extrait du texte « Les hommes blancs » dans la revue Sciences et Voyages
Date d’édition : 01-12-1935
Reportage de Marc J.-P. AUGIER
Sur le même sujet : L’épopée du Chambon
Première partie – Deuxième partie
La peine des hommes.
Mon guide, le chef de chantier à la Société Campenon-Bernard, allait et venait sur le couronnement du barrage comme un
capitaine de navire sur sa passerelle. Simple spectateur d’un équilibre nouveau des forces naturelles, il ne régnait maintenant que sur quelques compagnons et les équipes chargées de démonter le matériel. Aussi se montrait-il volontiers prodigue d’explications.
— Je vous disais tout à l’heure que pour s’imaginer les conditions de vie d’une équipe en moyenne montagne il fallait d’abord connaître les étapes du travail. Nous sommes donc venus ici en 1930. Les plans et les levés étaient terminés, les géologues avaient risqué quelques sondages dans le lit de la Romanche. Pas assez à mon avis. Le lit du torrent devait nous réserver des surprises. Vous savez qu’il existe deux sortes de barrages : le « barrage poids » et le « barrage voûte ». Le Chambon est un « barrage poids ». En raison de sa masse et de l’emplacement des centres de réaction, le « barrage poids » doit reposer sur la roche solide et non sur tel ou tel terrain d’alluvions. Nous avons donc commencé les fouilles. Un barrage léger fut établi, le torrent détourné par un tunnel dont vous pouvez voir l’emplacement au pied de la muraille. Oh ! ces fouilles ! Elles ont occupé tout l’hiver 1930, 1931 et le printemps 1932. 150 hommes ont travaillé de jour et de nuit. C’est que le lit de la Romanche était perforé de poches glaciaires énormes pleines d’alluvions. Nous sommes descendus à 10 mètres, 20 mètres, 30 mètres et finale ment de la cote 950 nous avons terminé à la cote 906,80. Au fur et à mesure de la progression, il fallait boiser avec des éléments puissants pour éviter les glissements de terrain. Après là sur prise du début est arrivé le froid.
-20° pendant l’hiver 1930. Des braseros brûlaient nuit et jour auprès des hommes et si les pompes centrifuges stoppaient deux minutes tout était solidifié. Il fallait les « ravoir » au chalumeau. Pendant ce temps l’eau courante montait dans les fonds. Une équipe au moins travaillait en permanence avec de l’eau jusqu’aux genoux. Il nous a fallu des « types » terribles. Ceux qui ont fait ça, qui ont enduré cela, ce sont, dites-le bien, des étrangers, mineurs italiens ou albanais, manœuvres espagnoles. Ils ont tout souffert sans lâcher le travail jusqu’au bout. Des forçats n’auraient pas voulu marcher. Et maintenant, c’est la débauche, misère ! Est-ce que c’est loyal de dire à ces gens de rentrer pour crever chez eux ?… Mais enfin, tout arrive. Nous avons fini les fouilles et enfoui sous la terre presque autant de béton que vous en voyez là entre les deux montagnes. Le travail des « parafouilles » de chaque côté du barrage s’est poursuivi sans difficulté, puis nous nous sommes attaqués à la digue même. C’est un travail très particulier qui doit sûrement vous intéresser. Le barrage est constitué par un certain nombre de blocs qui en sont les éléments. Le béton est fabriqué là-haut dans l’usine que je vous ai fait visiter. Il descend par gravité dans les « goulottes », des sortes de tubes dont l’extrémité débouche au-dessus du bloc en formation par ce que nous appelons une « trompe d’éléphant ». Cette trompe peut être dirigée dans tous les plans par un jeu de filins commandés par treuils depuis le poste central. Un ouvrier expert, le « goulottier », est à cheval sur la trompe d’éléphant et dirige la chute du béton. Les « goulottiers » sont des acrobates qui évoluent avec aisance au-dessus de l’abîme. Il faut même les protéger contre un excès de confiance qu’ils acquièrent dans la pratique de ce dangereux métier. Les blocs s’élèvent un à un et le problème de l’étanchéité du barrage se pose. Divers pros cédés sont employés : celui de la feuille de plomb, d’un bitume spécial ou de la feuille de cuivre. Au Chambon, chaque bloc est séparé de son voisin par une feuille de cuivre dont chaque extrémité est incluse dans la masse dès la prise du ciment. Tout est une question de coefficient de dilatation. Celui du cuivre et du béton sont identiques. La feuille de cuivre comprimée assure une étanchéité parfaite de la masse.
— On m’a dit, monsieur le chef de chantier, que votre système des coffrages présentait un grand intérêt technique.
— Oh! grand intérêt, grand intérêt ! C’est aller un peu fort. Mais de fait nous avons abandonné les coffrages en bois. Les coffrages métalliques furent employés pour la première fois à Lens en 1921 par un ingénieur américain, puis abandonnés parce que trop lourds. Leur inventeur réunissait d’autre part les plaques des coffrages par des tubes. Une fois le béton pris, les plaques déboulonnées, les tubes restaient dans la masse et, comme dirait l’autre, ça faisait des courants d’air. Mais nous avons repris l’idée en fixant les plaques par des réseaux de fil de fer. Quand le béton est achevé, on coupe le réseau en surface, on enlève les plaques, et les fils de fer restent noyés dans le béton, ce qui fait une armature supplémentaire.
— Quels sont les spécialistes de ce travail ?
– Les bétonneurs, les « goulottiers » et les conducteurs de blondin. Le blondin, c’est cette benne à fond mobile qui se promène en ce moment le long du téléférique. Vous allez voir pour quoi le procédé du blondin ne double pas celui de la goulotte. Le béton descend dans la goulotte par gravité, je vous l’ai dit tout à l’heure. Mais il vient un moment où la crête du barrage parvient au niveau qui ne tolère plus une pente suffisante entre le départ du béton à l’usine et sa distribution par la trompe. La goulotte ne fonctionne plus. Elle est remplacée par le va-et- vient du blondin qui transporte à chaque voyage 2 m3 de béton. C’est plus long, moins pratique, moins précis, mais obligatoire pour l’achèvement du barrage.
— Et la fabrication du béton ?
— Rien de spécial. Les éléments nous sont fournis par le chantier de carrière là-haut. On l’attaque à la dynamite ainsi qu’à la pelle américaine Dusvérus. Le ciment monte de Grenoble. Super ciment ? Même pas. Du simple Vicat et la qualité courante 1932 vaut largement les superciments de 1925. Mais c’est au Sautet que vous pourrez voir en action d’intéressants procédés de bétonnage. Pour les fouilles, ils ont trouvé la roche tout de suite, mais les « pépins » de la dernière heure ne les ont pas épargnés comme nous. Là-bas la montagne présente pas mal de bancs calcaires et maintenant elle fuit comme panier percé juste en aval du barrage. Ils ont entrepris de boucher les fissures par des injections de ciment. Un compresseur refoule la matière très liquide dans des sondes enfoncées sur le front des bases calcaires. Ça, c’est du travail de cimentier. Je ne sais pas au juste où ils en sont.
— Vous parlez de « pépins ». J’aimerais savoir ce que représente le Chambon en capital de vies humaines ?
– Hum ! Vous savez, nous n’aimons pas beaucoup parler de ça. Pas superstitieux, non, mais enfin c’est vite arrivé pour les camarades et pour soi-même. Ici cinq morts, glissement de la montagne là à droite, un peu en dessous du poste des compresseurs. « Pépin » secondaire pourtant, toutes les précautions prises, la pesanteur nous a devancés de quelques minutes. Au Sautet, toute une équipe de 20 ou 22 compagnons, je crois, tués par un éboulement. Rien à faire, vous savez, quand on creuse dans la montagne, un jour ou l’autre il faut que ça tombe. Parlons d’autre chose, voulez-vous… Jusqu’à la chute du jour, j’explorai l’œuvre gigantesque des hommes ; par les puits de contrôle, je descendis dans le ventre du barrage où tout est net, glacé, comme dans une chambre de frigorifique. D’autres curieux touristes de la route des – Alpes se penchaient longuement sur la vertigineuse muraille fuyant vers le tonnerre de ses déversoirs. Ils allaient et venaient en silence. Peut-être cherchaient-ils vainement comme moi le petit monument, la plaque scellée dans le couronnement de l’œuvre avec cinq noms de Durand ou de Gonzalès, suivis d’une devise qui pourrait être : « Ceux-là sont morts, d’autres ont donné leur peine pour le plus grand bien-être de leurs semblables ».
Le fisc ne perd pas ses droits.
On m’avait présenté cet ingénieur des Ponts et Chaussées comme nous stoppions quelques minutes entre les chambres de rupture et les chantiers du déversoir. Une conversation savoureuse s’était engagée. Il me dit tout net :
– Moi, voyez-vous, je ne crois plus aux grands travaux. Le Chambon, le Sautet pour moi c’est la fin, le dernier effort en vertu de la vitesse acquise depuis 1920. Pourquoi ? Parce que dans l’ordre économique ils viennent trop tard ; la moitié des centrales ne trouvent plus le placement de leur énergie, les capitaux qui s’engagent ne sont plus rémunérés. C’est fini, mort, liquidé. Trop d’eau régularisée, trop de kilowatts en même temps que trop de blé, de café, de sucre, de laine et de coton.
— Mais enfin, je crois savoir que la moitié des campagnes françaises reste sans électricité, que la cuisine et le chauffage électriques sont à développer, que la traction sur les réseaux ne demande que de l’énergie, l’industrie aussi ?
— D’accord dans l’ordre théorique; en pratique, non. Le développement de la houille blanche est stabilisé ; je vous indiquerai dix entreprises qui viennent de suspendre les travaux hydrauliques, car on ne trouve pas même sur le papier le placement de leur énergie. Le coût de la distribution est trop élevé, les frais généraux des centrales également. Oh ! c’est bien joli, on nous dit :
« Mais l’eau, ça ne coûte rien. » Oui ! Et le capital à rémunérer ? Cent, deux cents, trois cents millions, ça ne coûte rien ? Et les impôts ? Hein ? Tenez, je vais vous en raconter une bien bonne. Savez-vous quel est l’homme le plus malheureux du département de l’Isère ?
– Euh… Je ne vois pas très bien.
– C’est le contrôleur des contributions. Il y a deux ans il vint nous trouver et nous dit :
« Voyons, pour le Chambon, pouvez-vous m’aider à trouver l’assiette de l’impôt » ?
— L’assiette de l’impôt ?
— Eh! oui. Le Chambon vend de l’eau aux usiniers de l’aval. Doit-on l’imposer comme commerçant et l’astreindre aux bénéfices industriels et commerciaux ? Lui imposer la patente ? Mais, d’autre part, il peut être assimilé à un immeuble, car cet ouvrage est un immeuble et ses services en somme « locatifs » sont rétribués par des locataires. Dans ce cas doit-on l’assimiler au régime immobilier ? Bref, le contrôleur est fort ennuyé. Depuis deux ans, il va, il vient, bouleverse les archives administratives sans résultat. Il n’y a pas de précédent aux contributions directes. Le pauvre homme en perd le sommeil. Pensez donc, c’est qu’il s’agit de quelques millions et ses responsabilités sont lourdes ! Nous, on s’en lave les mains, n’est-ce pas ? Tout de même, c’est triste de penser que rien, pas même ce qui est une œuvre d’intérêt général n’échappe au fisc. Enfin, le contrôleur fait son travail. C’est un brave homme, après tout. Si vous connaissez un bon juriste à Paris, demandez-lui des suggestions, vous sauverez un homme de l’asile. Hein ? La nuit venait. Le chantier allumait ses feux, les cars emportaient leurs touristes qui s’en allaient rassurer, confiants dans les forces de la vie française. Ils s’en allaient gonfler d’optimisme, de légitime orgueil, craignant seulement peut-être pour la formidable muraille le travail sournois des eaux, ignorant les fissures profondes qui déjà minaient l’œuvre des hommes sur laquelle d’autres hommes s’acharnaient…
« Fin » Le reste de l’article s’aventure vers d’autres reliefs…