AU PIED DU PELVOUX
Un très beau texte d’Albert Sauzède.
Source : Retronews Le Petit Marseillais, édition du 6 août 1927
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Le Val du Vénéon et la Bérarde
Les très hautes Alpes ne sont point lieu favorable pour le séjour agréable de l’indolence et de la rêverie. Point de cure paisible en ces pentes tourmentées ou sommets inhabitables. Mais comme l’alpiniste farouche se sent émoustillé, ragaillardi, brûlé d’une sainte passion en contemplant ces flèches superbes dont la possession sera sa victoire ! Du repos, du farniente ! Allons donc ? C’est de lutte qu’il faut parler de lutte âpre contre les éléments hostiles, de la belle sportivité où triomphent les surhommes du tourisme géant ! Longtemps dans notre souvenir persistera l’excursion de Bourg-d’Oisans à la Bérarde et, de là, jusqu’au seuil des neiges.
De Grenoble, le voyageur a accès, d’abord par la vallée du Drac, ensuite par celle de la Romanche, dans le pays d’Oisans. Après le paysage resserré où les usines de houille blanche achèvent de donner à l’ambiance une note sévère, l’œil contemple avec béatitude une plaine grasse, couronnée par une cité prospère et gaie. Là se trouve, en cet attrayant Bourg-d’Oisans, la bifurcation pour les directions touristiques également émouvantes. Nous n’irons point vers le Taillefer ou vers le Lautaret. Le choix se portera vers le val de Vénéon, le sauvage val, où le hautain rempart des Alpes brise les élans et limite l’ambition des hommes.
Les routes d’accès manquent de commodité spacieuse. Finalement, au bout de peu de temps, le chemin est unique, surplombant à pic le Vénéon par un talus vertigineux. Construite assez rattachement, la route qui va de Saint-Christophe à la Bérarde, et qui a 12 kilomètres (elle a coûté 1 million), n’est presque pas assez large pour supporter la rencontre de deux véhicules. Le passage est en sens unique. C’est fort bien : car le croisement se traduirait par plus d’une catastrophe. Ô vous, qui recherchez les sensations raffinées éprouvées au côtoiement constant du danger, allez de Saint-Christophe à la Bérarde en autocar, c’est-à-dire sur une voiture qui tient tout l’espace de la voie. Vous me direz ce qui vous a le plus impressionné de la vue d’en haut vers les cimes ou de celle d’en bas, vers les précipices !
Tout de même le trajet n’est pas inquiétant à son début. Le Bourg-d’Arud est accueillant. Jouissez de cette note gaie, car voici le Clapier de Saint-Christophe, éboulement colossal de pierraille, héritage de crues dévastatrices ou d’avalanches formidables. Au Plan-du-Lac, ancien lit du Vénéon, qui est rempli, aux grands Jours, l’aspect, de majesté sauvage s’accuse… Qui sait si quelque jour on ne creusera pas ici un barrage pour l’exploitation de la houille blanche ? La beauté naturelle n’en souffrirait pas, car déjà cette solitude est triste.
Déjà, pour ces premières visions, pénétrez dans ces gorges magnifiques.
Enfin, Saint-Christophe apparaît, capitale de la vallée, fin d’un monde, commencement d’un défilé rude. Le village est une oasis ; c’est aussi un champ du repos pour les intrépides qui, dans le combat avec les géants alpins, ont été vaincus et, avant de l’être, bousculés, déchirés, ensanglantés. Les victimes de la Meije et des Écrins semblent conseiller la prudence A leurs successeurs en tourisme audacieux. Quand la vocation de l’Alpe est chevillée au corps, le corps est irrésistible. Saint-Christophe continue à présenter le bilan des audaces malheureuses, de plus en plus rares, heureusement, car l’expérience et la technique grandissent… À 1.470 mètres, il commence A faire frais en ce mois de juillet. De tous côtés descendent des ruissellements d’eau. On admire la cascade de Lavey ou plutôt on voudrait y attacher longuement le regard si les abîmes de Champhorent ne rendaient les passagers de l’autocar, qui les frôle, vraiment haletants… Il semble que nous marchons à la conquête de la Tête des Fétoules, confortablement habillée de blanc.
Les pics se rapprochent, la barre des Écrins dessine son large trait de blancheur inviolable. Nos compagnons de route, pour la plupart alpinistes aguerris, équipés de pied en cap, détaillent les plus fameuses courses accomplies. Dans les yeux se lit la fierté d’une prochaine conquête ! Là-bas, cette éminence, insignifiante vue de loin, est l’objet de leur ambition. La volonté s’affirme implacable : à l’aube, demain, ils partiront à travers les glaciers, ils grimperont sur les arêtes, défieront l’espace, palpiteront au contact du danger…
Allons ! la glissade le long du talus de Champhorent, même si elle doit nous porter à 200 mètres au fond de la vallée, est du sport modéré !… Aux Étages, pauvre hameau de quelques feux seulement, nous commençons A comprendre la stoïque noblesse (le rattachement à la montagne des aïeux. Puis, la Bérarde se découvre. La civilisation y jette ses suprêmes notes de bonheur, en vue hôtellerie accueillante, en face de pentes revêches, tout près d’austères glaciers. Ce village de bergers (bérards) est aujourd’hui le point de départ et de rassemblement des courageux visiteurs des Écrins et du Pelvoux. Cette avant-garde d’habitat humain joue un rôle capital dans le mouvement alpiniste à 20 kilomètres à la ronde. Pour les hardis pionniers des pics et des glaciers, cet humble hameau fait figure de métropole.
On serait tenté par l’excursion de la Tête de la Maye. De 1.714 mètres nous nous hisserions à 2.517, pour y jouir d’un panorama dont on nous vante l’étendue extrêmement intéressante. Dans notre désir de revenir sur le Bourg-d’Oisans le soir même et surtout dans notre intention de nous instruire sur le Parc National tout proche, nous optons pour le Refuge du Carrelet.
Ingrat parcours que celui qui nous fait longer le Vénéon, au sein de déjections granitiques, face à des hauteurs impressionnantes. Stérilité à peu près absolue du sol. Silence complet. Il ne sera pas difficile d’interdire aux hommes l’accès d’une région qui se protège toute seule.
Au seuil du Carrelet, la nature se regarnit. Toutes sortes d’essences poussent par là, mais espacées. Le reboisement semble assuré avec une méthodique lenteur. Du Parc National, l’esprit curieux ne retient guère que cette végétation commençante. Pas de faune, pas plus petite que grande, ni gibier modeste, ni oiseau de puissante envergure. L’œil, du reste, est fasciné par la vision des deux glaciers, l’un en face, celui du Chardon, l’autre, à gauche, celui du Vallon de la Pilatte. Leur terme semble être à la portée de la main. Des heures sont nécessaires, en vérité, pour y atteindre.
La sensation éprouvée vaut la peine de la randonnée longue. Les cimes neigeuses s’élancent de toutes parts (le Refuge est déjà à près de 2.000 mètres). Couronnement blanc d’une nature grise, avec la tâche de vert qui s’étend à nos pieds, chacune de ses pointes a un nom. Nous le saurons tout à l’heure. Ce qui nous importe, pour l’instant, c’est la contemplation de l’infini dans la paix. Aucun bruit ; quelque détresse, vite réprimée à se situer dans un monde qui semble une étape entre terre et ciel. L’être intérieur afflue vers le mystère de la solitude. Il semble qu’on soit deux : ce monde paisible qui est sans partage et soi-même. Atmosphère do grandeur et de beauté, halte trop courte qui fortifie.
Albert Sauzède