L’école primaire de la Bérarde en 1930

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La Bérarde, début XXe, photo Eugène Charpenay, collection Musée Dauphinois.

L’ÉCOLE PRIMAIRE DE LA BÉRARDE EN 1930

Source Gallica :  L’Enseignement public : revue pédagogique  
Date d’édition : 1er juillet 1930

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L’école primaire en Montagne

« Il ne faut pas qu’on puisse dire qu’une seule commune
en France aura manqué d’école parce qu’elle aura manqué d’argent. »

Jules Ferry (Discours).

Si La Fontaine a pu soutenir que tout est bon et « qu’il faut de tout aux entretiens », formule vraiment un peu large quand il s’agit d’éducation, au moins nous est-il possible d’en faire aujourd’hui une application originale et juste. Nous utilisons un déplacement en haute altitude pour observer les formes et le rôle de l’école primaire en montagne. Et puisse cette étude faire aimer, autant que nous sommes émerveillé de l’avoir vue, la petite école populaire, installée jusqu’à 1.800 mètres de hauteur, rayonnant sa lumière dans cette âpre et sauvage vallée de l’Oisans, qui se creuse dans les Alpes du Dauphiné et qui est l’un des « bouts du monde », selon l’expression des géographes.

Pour la bien connaître, il faut d’abord la situer dans son cadre, cette école ; décrire ensuite l’adaptation qu’elle y réalise pratiquement, et, surtout, l’action morale qu’elle exerce dans les conditions les plus inattendues et les plus rudes.

Pour ceux qui peuvent l’atteindre aux premiers jours d’été, quand les avalanches et les torrents n’en coupent plus l’unique route, cette vallée du Vénéon découvre une sévérité grandiose.
Des montagnes de Venosc à la gigantesque muraille des Écrins, le paysage se resserre et se dénude à mesure qu’on s’élève.
Passé Saint-Christophe, qui, blotti dans un bouquet de frênes, ses maisons, son église, et le petit cimetière où dorment côte à côte les guides et les victimes « de l’Alpe homicide », le roc s’effondre en éboulis, s’érige en aiguilles, se déchiquette en crêtes. Les derniers bouleaux frémissent au vent des cimes quand surgit le hameau de la Bérarde qu’entoure le cirque éblouissant des grands sommets : la Meije et le Pelvoux. Entre les glaciers, et les neiges, partout le chaos des rochers, « la splendeur du monde minéral » dont parle Taine. Du fond des précipices s’évade une eau bouillonnante, aux blanches écumes, qui prend, selon la couleur des blocs qu’elle polit ou des sables qu’elle entraîne, les teintes les plus délicates : bleu vert et rose pâle. C’est le Vénéon qui court vers la Romanche, sur vingt-cinq kilomètres, et dont le bassin supérieur vient d’être constitué par l’État en « Parc national », pour la conservation de la flore et de la faune alpines. Car, en dépit de son âpreté, ce pays n’est pas un désert.
Jusqu’à 1.800 mètres, la montagne est encore hospitalière à la vie, non seulement celle des plantes et des animaux sauvages, mais celle de l’homme qui peuple ses pentes et hante ses sommets. Il a planté, sur les prairies d’en haut, aux limites des glaciers, ses chalets d’où les bergers surveillent leurs troupeaux durant l’« estivage » ; des champs de seigle et de pommes de terre dénoncent son activité agricole, aux abords des villages.
Et, dans ces rares villages que séparent torrents et ravins, vit une race qui, sans cesse en lutte contre la nature hostile, le froid, la neige, les hivers de six mois, affirme une énergie telle que son caractère semble avoir épousé la résistance du sol où elle est fixée depuis des siècles. Ces montagnards sont, comme on sait, fortement attachés à leurs traditions, et d’un courage qui se révèle en toute occasion comme en toute simplicité.
« L’âge de pierre se continue pour eux », écrit un auteur qui les a souvent visités, et qui ajoute : « Nous les verrons jouir d’une force et d’une endurance qui ne connaissent pas le repos, et même pendant leurs longs hivers, alors qu’enfoui sous la neige.

la terre est inaccessible à leurs efforts, se livrer à l’émouvant sport de la chasse aux chamois, ou partir au loin, chargés de la hotte du colporteur et chercher dans le commerce un supplément à l’aisance de leur famille. Silencieux et laconiques, lents comme les forts, pleins de sang-froid et de prudence, les gens de l’Oisans forment comme une race à part, dont l’intimité n’est pas facile, mais point banale non plus ; et par la fidélité de leurs sentiments, ils se rapprochent beaucoup de ces calmes Islandais, habitants d’une terre encore plus froide et encore plus tourmentée » (Henri Ferrand [L’Oisans, Lib, Gratier et Rey, Grenoble]. — Cette pratique du colportage tend à disparaître. L’émigration d’hiver se fait surtout vers le midi provençal et dans la vallée du Rhône (bergeries et commerce fixe.)

* * *

C’est aux enfants de cette population énergique et fruste que l’école primaire ouvre ses classes, qu’elle vient apporter le secours de son enseignement aussi bien que de ses forces morales. Par elle ces petits pâtres, ces futurs guides et défricheurs d’un sol ingrat, ne seront pas complètement séparés du monde et comme « accroupis sur leur pensée » ; ils sauront qu’ils appartiennent à la grande communauté française, ils en parleront mieux la langue et pourront participer plus intimement à sa vie.
Lire, écrire, compter : formule bien modeste ! mais sait-on vraiment ce qu’elle peut représenter, en un tel milieu, de progrès spirituel et d’utilité pratique ? À nous, elle parait aussi touchante qu’admirable, cette œuvre scolaire poursuivie en des régions perdues et désolées, avec une foi qui donne raison à ses créateurs, avec une ingéniosité de moyens qui lui permet de rendre le maximum de services.
Il lui faut d’abord s’adapter à ces conditions spéciales d’altitude et de saison que nous connaissons déjà. Point d’uniformité dans la fréquentation ni de rigidité dans les programmes, comme aux écoles de la plaine ou de la ville. Deux faits déterminent toute l’activité scolaire : longueur de l’hiver, transhumance avec le printemps. Du 15 octobre au 15 mai, les villages sont bloqués par la neige, et les enfants se resserrent pour ainsi dire dans la classe unique, qui fonctionne soit comme classe permanente, soit comme classe temporaire. Classe temporaire, celle qui groupe, durant ces six mois, autour d’une personne payée par la commune, agrée par l’autorité académique, et suffisamment instruite pour leur enseigner les premiers éléments, les sept ou huit enfants d’un hameau. Classe permanente ou « grande école », celle qui réunit toute l’année les élèves d’un plus gros village, ordinairement chef-lieu communal, et reçoit, en outre, au printemps, ceux de la petite école qui trouvent enfin les sentiers libres. Les plus forts et les plus entreprenants devancent, d’ailleurs, cette date, en utilisant le ski. Mais bientôt les troupeaux vont monter aux alpages et les seigles verdir dans les champs : culture et garde du bétail enlèveront fatalement à l’école ses plus grands élèves, dans un pays où la population décroît assez sensiblement chaque année.
Tel est le rythme scolaire dans la vallée du Vénéon, où la transhumance est assez réduite. En Maurienne (vallée de l’Arc) où cette transhumance s’effectue même au cœur de l’hiver, où la population « remue », selon le terme local, pour aller habiter avec ses troupeaux, à 1.200 mètres et, de novembre à février, les chalets où s’entasse le foin de la dernière récolte, c’est l’institutrice qui part, accompagnant les familles. Là-haut, fonctionnera, durant quelques mois, une « école ambulante », — telle l’école du Villard (commune de Macôt), qui nous est ainsi décrite :
« C’est un bâtiment de pierre spacieux, bien construit, avec de larges fenêtres, très différent des chalets rustiques, bas et sombres qui l’entourent. Bientôt arrivent les élèves, filles et garçons de tout âge, momentanément détachés des écoles de Macôt qu’ils ont fréquentées pendant le mois d’octobre. Leur nombre peut atteindre 45, mais l’effectif va diminuant de semaine en semaine. La durée du séjour est, en effet, très inégale pour les hivernants ; elle dépend de l’abondance des approvisionnements en four rage ; dès que ceux-ci sont épuisés, on redescend. Les enfants reprennent alors leurs places dans leurs écoles respectives. »

Lorsque les dernières familles ont regagné Macôt, à la fin de février, l’école du Villard ferme ses portes » (École et transhumance [M. Broche, Manuel général du 19 juillet 1930.]).
On ne peut que se féliciter, certes, de pareilles initiatives, mais il faut savoir encore que le principe d’accommodement scolaire ne s’applique pas seulement à la fréquentation. En montagne, si le touriste admire la beauté des sites, le montagnard qui, assurément, n’y est pas insensible, demeure toutefois un utilitaire. Il entend vivre de sa vallée, des ressources qu’elle peut offrir, et conçoit l’école comme dispensatrice d’une instruction qui permettra à ses enfants de mieux exploiter ces ressources, de mieux gagner leur vie. On ne saurait l’en blâmer et l’on ne peut qu’approuver ce mouvement qui porte des maîtres avisés vers une adaptation de leur enseignement à des nécessités qu’on peut dénommer professionnelles. S’agit-il d’éducation physique ? La pratique du ski a déjà ses associations de jeunes élèves en Savoie, ses stages et ses concours scolaires en Dauphiné, — excellents moyens de favoriser à la fois les relations d’hiver et l’industrie touristique. Pour l’industrie hôtelière, enseigner activement aux jeunes filles l’hygiène et l’économie ménagère constitue le meilleur des apprentissages. Et dans ces régions où le travail du fer et du bois est indispensable à domicile, en raison même de l’isolement, que l’école se double, d’un petit atelier, que des centres d’artisanat rural y soient créés (comme à Venosc), n’est-ce point une sage pratique pour retenir les adolescents dans leurs villages mieux pourvus ? — Tout cela n’empêche point, d’ailleurs, les études générales d’être sérieuses, ni la préparation au certificat d’études primaires d’aboutir à des succès dont nos écoles de montagnes sont juste ment fières, ni les cours d’adultes d’y persister. Recueillant l’écho de cette satisfaction jusqu’en nos courses les plus lointaines, nous sommes en droit de conclure que le travail scolaire sait répondre ici, comme en des régions plus heureuses, aux besoins du milieu ainsi qu’aux aspirations des familles.

Voilà, dira-t-on, des adaptations locales aussi curieuses que fécondes, et peut-être se laissera-t-on séduire à leurs côtés ingénieux, voire pittoresques. On ne saurait trop louer, sans doute, l’esprit des initiateurs de tout ordre : autorités Scolaires et municipalités. Mais comment oublier les artisans essentiels, et la somme de persévérance et de dévouement dépensée par nos instituteurs et nos institutrices de montagne ?
C’est par leur action morale, prolongée quelquefois aux mêmes postes durant toute une vie, au milieu des difficultés les plus rudes, que le mot d’abnégation prend tout son sens. Et, parmi eux, il y a des jeunes filles dont le courage ne faiblit pas, qui savent maintenir chez leurs élèves les qualités héréditaires, répandre discrètement autour d’elles les bons conseils et les bons offices. Croit-on que de tels exemples ne méritent pas que nous abandonnions un instant ce « pédantisme de légèreté » où Mme de Staël voit un de nos travers nationaux, pour les admirer tout simplement. C’est bien ici que l’enseignement devient un apostolat, puisqu’il exige le don complet de l’âme, les renoncements, et ne peut guère trouver de satisfaction que dans la conscience d’une tâche utile, obscurément accomplie.
Pourtant, il est une récompense qu’il atteint presque toujours : c’est l’affection pour ces hommes et ces femmes des hautes vallées, aimant leurs montagnes d’un amour si profond qu’il en devient presque farouche. Dans son beau livre : « En altitude », Pierre Seize nous donne l’émouvante confession d’une petite institutrice à qui ce sentiment suffit pour l’attacher à sa mission de « Carmélite des neiges. » — « Vous ne pouvez pas comprendre, dit-elle… Cette vie nue, primitive, hors du temps, cette poignée d’humains vivant l’existence âpre et dure de nos ancêtres, ils m’ont conquise. Je les ai vus lutter contre l’hiver, casser leur pain à coups de hache, creuser sous la neige des tunnels pour atteindre aux fontaines enfouies, se terrer sur leurs aires de terre battue pendant les grandes nuits de gel où la terre craque comme une sphère de cristal, et chanter des psaumes sous le marteau flamboyant de l’orage. Toute une vie secrète par delà les grossiers aspects des premiers jours… »

Oui, cela, répétons-le, est admirable. Mais pour que cette vie secrète devienne, par l’école, plus humaine, parce que moins pénible et plus « sociale », n’oublions pas d’encourager ceux qui se penchent sur elle et nous la révèlent si noblement. Or, que demandent-ils ? Des livres, une petite bibliothèque, quelque appareil à projections ou quelque poste radiophonique, afin de vivre un peu plus près de nous. Se pourrait-il que des vœux si modestes et si justifiés ne soient pas entendus ?

A. LÉAUD.
La Bérarde. 27 août 1930.

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