L’Oisans inonde Grenoble… de lumière

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Les bâtiments des machines (1899-1901). — Les bâtiments industriels — La chambre d’eau supérieure — La cascade du déversoir. Dans le rocher, le puits vertical (Cliché Michel).

L’OISANS INONDE GRENOBLE… DE LUMIÈRE

Source archives André Glaudas  + Gallica : Les Alpes pittoresques 
Date d’édition : 30 septembre 1902

L’ÉCLAIRAGE DE GRENOBLE

Pendant que nous sommes sur le chapitre de la « Houille blanche », nous serions vraiment impardonnables de ne pas ajouter quelques mots encore au sujet du futur, et très prochain, d’ailleurs, éclairage électrique de la ville de Grenoble, — question d’une actualité si brûlante, pourrait-on dire par une antithèse toute naturelle, maintenant que c’est du glacier que jaillit l’étincelle ! — comme nous sommes sûrs, d’autre part, d’intéresser vivement nos lecteurs en les conduisant un instant à Livet, pour leur faire visiter avec nous, si rapidement soit-il, la superbe installation de sa désormais fameuse « Électrochimique de la Romanche, » — d’où nous doit venir à flots, — c’est le cas ou jamais —, d’où nous doit venir à flots la lumière.

Vingt ans après !…

Comme si c’était d’hier, — et beaucoup de mes concitoyens sont dans le même cas, sans doute, — j’ai encore présentes à la mémoire les célèbres expériences de Marcel Desprez (Nota : 12-12-1842 †13-10-1918, premier ingénieur français a avoir proposé une solution pour le transport d’électricité sur de longues distances en 1882), à Grenoble, les préparatifs, la mise en scène, l’incrédulité ambiante, et, finalement, la surprise générale.

Commencé comme un conte de Perrault, le transport de la force à longue distance a continué, en quelque sorte, après mille péripéties, comme un roman, et il s’achève, aujourd’hui, en un théorème largement démontré.

Le conférencier, chargé de préparer les esprits à l’accueil de ce nouvel évangile, ne se dissimulait pas, du reste, la sublime folie de l’entreprise, devant le scepticisme de son auditoire.

« Si Peau d’âne m’était conté, J’y prendrais un plaisir extrême… »

disait-il, en ouvrant sa première réunion au théâtre de notre ville. Et, en effet, comme un récit de légende, comme un conte de fées, il développait sa proposition. Avait-il lui-même la foi, dès cette époque déjà lointaine de tâtonnements et d’essais, je l’ignore ? Mais ce qu’il y a de certain, c’est que Marcel Desprez lui donnait, dès le lendemain, péremptoirement raison, en accomplissant, thaumaturge de science et de vérité, devant plusieurs centaines de spectateurs, le splendide miracle révélé la veille.

C’était en 1883, sous le bâtiment des vieilles halles, transformé en Galerie des Machines. Il y avait là des instruments de toute nature, outils d’ajustage, presses à imprimer, tours, scies circulaires, mécaniques diverses, etc., reliés par des courroies de transmission à un arbre de couche central, qu’une petite dynamo de rien du tout, presque dissimulée dans un coin, devait actionner. Point d’autre moteur, qu’un fil conducteur improvisé, qui courait à Vizille, par-dessus les toits et le long de l’avenue du Pont-de-Claix, pour s’aimanter à une autre dynamo, placée sur le canal de Champ, et revenir à son point de départ.

Par un phénomène aussi étonnant que mystérieux, ce jour-là, c’était donc la turbine de Champ, près de Vizille, qui devait, à un signal donné, mettre en mouvement tout cet assemblage de machines. L’assistance, légèrement émue, attendait anxieuse.

Tout à coup, M. Marcel Desprez, comme un prestidigitateur sûr de son adresse, s’approcha d’un interrupteur, et, avec la gravité d’un magicien accomplissant quelques rites secrets, il appuya solennellement sur un bouton de porcelaine, dans le silence inquiet de l’enceinte.

Et, aussitôt, à la stupéfaction de tous, l’action s’opéra, d’invraisemblance, de chimère et de fantasmagorie, et les poulies, joyeusement, se mirent à tourner, et les machines à accomplir chacune leur fonction, parmi le bruissement aigre du fer, au milieu des applaudissements frénétiques des spectateurs, enthousiasmés et ravis.

Le problème du transport de la force à grande distance, en principe, était résolu.

De Livet à la place Grenette

Que de progrès réalisés, cependant, en ces vingt dernières années… De tous côtés, les chutes se captent, les usines de plus en plus perfectionnées s’installent, et l’énergie, parle réseau des fils qui couvrent nos voies de communication, comme par les artères d’un organisme immense, se canalise, se véhicule et se distribue au loin, portant partout le mouvement et la vie. Et cette application de l’électricité — insondable et bienfaisante en ses inépuisables ressources, — qui nous paraissait fantastique dans ses débuts nous semble aujourd’hui toute simple et toute rationnelle, tant on s’habitue vite au bien-être que nous prodiguent sans cesse les conquêtes de la science.

Il y a vingt ans, c’était de 16 kilomètres seulement que nous arrivait le courant électrique. Aujourd’hui, c’est de 35 kilomètres. Mais on l’envoie déjà beaucoup plus loin, et, de même qu’il ne lui est rien d’impossible, l’électricité ne connaîtra bientôt plus de distance.

En effet, la commune de Livet (545 mètres d’altitude), où est installée l’Électro-Chimique de la Romanche, est située à 56 kilomètres de Grenoble, au-delà de Rioupéroux, sur la route du Bourg-d’Oisans, dans cette magnifique vallée de la Romanche, dont M. de la Brosse, ingénieur en chef des Ponts et Chaussées, écrit :
« La vallée de la Romanche est particulièrement intéressante en ce moment par l’utilisation dont elle est l’objet.
Sur un parcours de vingt kilomètres, entre Vizille et Livet, l’on ne trouve pas moins de six grandes installations d’une puissance totale de 30.000 à 10.000 chevaux.
C’est assurément la vallée la plus riche des Alpes françaises : il y a peu d’années encore, elle en était la plus déshéritée et la moins peuplée ; elle offre l’exemple le plus frappant dune transformation radicale, accomplie en moins d’un quart de siècle par l’utilisation des eaux de montagne, si justement qualifiées de “houille blanche”».

Il est vrai que la Romanche est alimentée par les puissantes réserves glaciaires des massifs de Belledonne et du Pelvoux ; c’était donc bien là le théâtre par excellence de l’aménagement industriel de cette « houille blanche », si longtemps méconnue.

À 2 kilomètres en amont de Livet, deux ravins, l’un ouvert à droite sur les flancs de l’Infernet, l’autre à gauche, descendant de la Petite Vaudène, débouchent dans la Romanche en face l’un de l’autre. De la Petite Vaudène descendit, au XIIe siècle, un énorme éboulement qui, interceptant le cours de la Romanche, en fit refluer les eaux dans la plaine de l’Oisans et forma le lac de Saint-Laurent.

La rupture de cette digue naturelle, dans la nuit du 14 au 15 septembre 1219, Par la brusque vidange du lac, donna lieu à une inondation terrible, qui amena une crue violente de la Romanche et du Drac, dévasta toute la vallée de Séchilienne et refoula l’Isère dans Grenoble, en détruisant en partie la ville.

Cet événement a laissé dans tout le pays un souvenir profond, sous le nom de « Déluge de Saint-Laurent ».

l’Électro-Chimique de la Romanche
C’est précisément à cet endroit, au point où se produisit le barrage accidentel de l’Infernet, sur la
Romanche, que se trouve la prise d’eau qui alimente l’usine de Livet.
Ce qui permet de remarquer, en mémoire du « Déluge de Saint-Laurent », que la Romanche va encore inonder Grenoble, mais, cette fois-ci, seulement, d’incandescences et de clartés.
Le barrage de l’usine, dit du pont de L’Aveynat a un développement de 30 mètres ; sa forme en plan est celle d’un arc de cercle de 60 mètres de rayon. Il est en maçonnerie de gros blocs granitiques, au mortier de ciment, et construit de telle façon que les affouillements ne sont pas à craindre.
Du barrage, l’eau est dérivée de la Romanche par un canal souterrain creusé dans la roche vive, sur le flanc de la montagne abrupte, depuis le Cornillon. Le canal d’amenée vient aboutir dans une chambre d’eau établie dans le rocher à 60 mètres au-dessus de l’usine.
Bien que la plaine qui, du barrage, s’étend jusqu’au Bourg-d’Oisans. constitue en fait un immense bassin de décantation, trois petits barrages obliques, aménagés dans le canal d’amenée, évacuent, au moyen de tuyaux, le peu de sable qui a pu arriver.
La chambre d’eau est divisée en deux parties ; un déversoir rejette le trop-plein à la cascade et des vannes précipitent le reste dans une conduite forcée, placée dans un puits vertical de 60 mètres.
La conduite forcée, en fer doux, se coude ensuite et vient, devant le hall principal, fournir, au moyen d’une succession de prises, la force hydraulique aux turbines.
Quant à l’installation industrielle, on en aura une idée approximative par les quelques clichés que nous publions ci-contre.
L’outillage industriel actionnant la force est distribué dans une vaste salle de 50 mètres de long sur 12 de largeur et 15 de hauteur.
Il comprend principalement, dans l’état actuel, cinq groupes de turbines à dynamos de 1.250 chevaux chacun et deux groupes de petites turbines pour les services intérieurs, de 175 chevaux chacun.
Il reste disponible trois groupes de 1.300 chevaux.
On peut donc produire, au total, sur la conduite forcée, 10.000 chevaux !
Mais avec une conduite additionnelle de 5.000 chevaux, on pourra facilement utiliser, s’il est nécessaire, la totalité des 25 mètres cubes dérivés par les 60 mètres de chute, soit 15.000 chevaux !
C’est là, du moins, l’estimation émise par M. de La Brosse — qui fait autorité en la matière —, dans son étude si documentée sur les « Installations hydro-électriques de la vallée de Romanche. »

Si l’on tient compte que la Société des Forces électrochimiques de la Romanche possède encore le droit d’emprunter en cas de disette d’eau, une importante force à Rioupéroux, on peut affirmer qu’au pis aller, durant quelques semaines anormales de débit, elle aurait encore et quand même 9.000 chevaux de force.

Ceci dit pour la ville de Grenoble, qui évalue de 2.000 à 5.000 chevaux au maximum la force dont elle a besoin pour distribuer la lumière et l’énergie.

En résumé, termine M. de la Brosse, « installation admirable », dont les travaux se distinguent par les « dispositions les plus originales : chambres de décantations multiples, colonne en tunnel vertical dans le rocher, barrage clavé en voûte, emploi général de bétons armés, etc., toutes dispositions bien appropriées à la situation de l’usine et qui font le plus grand honneur à M. Drouhin, directeur général », — le plus distingué, en effet, des ingénieurs, doublé du plus modeste et du plus aimable des hommes.

Conclusion

Le récent traité que l’Electro-Chimique de la Romanche vient de signer avec la Ville de Grenoble, — pour la fourniture de sa force motrice et de son éclairage électrique, — traité ratifié par le gouvernement — n’est-il pas, du reste, un témoignage plus éloquent que toutes les descriptions les plus flatteuses de l’installation et de l’organisation merveilleuses de cette Société, — élue parmi tant d’autres, après de si longues études et si consciencieuses délibérations !…

On nous excusera de borner là nos commentaires sur un sujet si capital, cependant, pour notre cité et qui se prêterait à tant de développements. Mais, outre que quantité de documents instructifs ont été déjà publiés concernant l’Électro-Chimique de la Romanche, — notamment le si précis et si définitif rapport de M. Capitant, — nos concitoyens ne seront-ils pas très prochainement appelés à en vérifier la valeur, en la voyant à l’œuvre. Car, si nous en croyons les termes mêmes du traité municipal, l’Électro-Chimique de la Romanche doit nous distribuer aux conditions les plus économiques l’énergie et la lumière. Et ce ne sera vraiment pas trop tôt qu’après avoir été si longtemps sacrifiée au point de vue de l’éclairage, Grenoble, enfin splendidement illuminée, et déjà sacrée reine des Alpes, puisse justifier son nouveau titre de « Capitale de la Houille Blanche !… »

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