Visite aux villages condamnés

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Article trouvé dans les archives de M. Cladis, responsable du magasin général du chantier du Chambon entre 1928 et 1937, (Sans date ni titre du journal mais antérieur à 1935)

Visite aux villages condamnés
par Pierre Scize*.

Au point le plus âpre du dernier hiver nous essayions quelques amis et moi de rejoindre la Grave, dans les Hautes Alpes par la célèbre route du Lautaret.
L’été, trente autocars y passent quotidiennement menant de la basse Romanche aux prairies fleuries de l’Oisans, des charges de touristes ravis. Tout s’y combine pour enchanter la vue. Les gorges profondes portent au plus secret d’elles-mêmes, un torrent laiteux. Des cascades laissent pendre aux parois de granit des chevelures éblouissantes, où soudain précipitées sur les rocs, laissent s’évaporer de tremblantes fumées d’eau, où se prennent les barres prismatiques de l’arc-en-ciel.
La tranche bleue des glaciers posée sur le socle noir des monts s’oppose à l’azur plus sombre du ciel. Les sapinières frémissent sous les doigts invisibles du vent.
Et les échos de la vallée répercutent avec une égale et sublime indifférence les abois des klaxons et les clarines des troupeaux.
Mais janvier avait coulé tout ce paysage dans un moule de frimas. Tout s’immobilisait. Dans l’air fragile et pour les cascades n’étaient plus que de longues stalactites, les sapins tendaient les bras chargés de neige. Les touffes mortes des lavandes hérissaient les champs blancs. L’écho, plus sec dans le silence de l’hiver, dans le recueillement de l’altitude, nous renvoyait en appels clairs d’olifant le bruit de nos trompes avertisseuses.
À l’endroit où la gorge se rétrécit le plus, un jeune homme droit sur ses skis nous avertit :
– Vous ne passerez pas. La tourmente a bouché la route vers Le Chambon. Trois mètres de « poudreuse » ! Vous entreriez là-dedans comme dans de la chantilly.
Nous fîmes demi-tour. Comme nous proposions à notre interlocuteur de le prendre à bord.
– Oh ! dit-il, je vous remercie, mais je suis arrivé.
Il montrait dans le fond de la gorge parmi les boursouflures de la neige, une maison de ciment blanche, au bord du torrent noir.
– Je travaille au barrage du Chambon.
Suivant son doigt, nos regards découvraient, accrochés à la muraille en face, une espèce de palissade qui courait parallèlement à la Romanche. De-ci, de-là, des baraques sur le petit terre-plein avec leurs cheminées fumantes et leurs fenêtres garnies de vitrex. Et sur des sentiers de chèvres, sur des échelles, sur de frêles passerelles sans garde-fous, amenuisées par la distance, incroyablement nets cependant, tant l’air était pur, des hommes.
Ils étaient bien quelques centaines là-haut qui travaillaient. Des italiens, des Alpins du Queyras, des Mauriennais. Cet été, ils sont deux mille. Ce qu’ils font ? Le barrage.
De Bourg-d’Oisans à Grenoble, du pont de Saint-Guilherme à La Grave, les gens ne parlent que de cela. Il y a deux ans que l’entreprise titanique est commencée. Il en faudra compter encore trois, avant qu’elle soit terminée.
L’homme ici collabore avec la nature. Et quelle nature ! Elle avait amoncelé en ce haut lieu ses plus durs prestiges. Ce défilé étroit, cette faille entre deux massifs énormes par où descendait en bondissant le plus capricieux et le plus puissant des torrents :  la Romanche, qui donc eût pensé que rien ne pourrait les modifier ?
L’homme respectait, fourmi industrieuse, ce travail des géants. Tout au plus depuis les temps de Claude et de Caracalla, avait-il poussé jusqu’aux communes chaussées de pierre qui dura moins que Rome, devint sentier, puis enfin après mille années fut à nouveau une route aux capricieux lacets. Se frayer un passage dans la gueule de la montagne, là semblait s’être limité l’ambition des fils d’Adam.
Le cataclysme vint. Il vint sous la forme d’un ingénieur, frais émoulu de l’École des Mines, chargé de mission par le Conseil d’Administration avec son marteau de géologue, son théodolite, ses équations, ses x…
Il considère les libres eaux, l’étranglement brusque de la gorge au lieu dit Le Chambon, l’inépuisable activité des torrents et des cascades, issus des glaciers. Et sitôt son rapport déposé, les travaux commencèrent.
Barrer la Romanche afin d’égaliser son cours et ne rien perdre des forces supplémentaires de ses crues, élever une muraille assez épaisse pour contenir 49 700 000 mètres cubes d’eau, tel était le problème. Il est résolu. Là où il ne rencontrait qu’un torrent au débit inégal, le passant, vers 1935, trouvera un lac. Un lac artificiel, plus beau que les lacs naturels peut-être, avec son cirque de monts se reflétant dans ses eaux assagies.

*Pierre Scize (1894 – 1956) : de son vrai nom Michel-Joseph Piot était un écrivain et un grand journaliste. Il a travaillé dans de nombreux journaux français : L’Œuvre, Bonsoir, Paris-Journal, le Canard Enchaîné, Candide et Paris Soir, le Figaro. Durant la Seconde Guerre mondiale, il adopte la « Résistance littéraire ». Chroniqueur judiciaire puis des coulisses du Tour de France, nous lui devons entre autres choses « Gens des cimes » illustrés par Jean Albert Carlotti et sa terrible nouvelle « La passion de Célestine Eymard », récit libre faisant référence à la femme aux mains coupées ayant vécu à Saint-Christophe-en-Oisans.

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