CRÉATION DE LA ROUTE D’OULLES
Archive : Petit Dauphinois publication du dimanche 25 juin 1939
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Jalousement fidèles à leur petite commune, les soixante-quinze habitants d’Oulles-en-Oisans auront prochainement une route carrossable.
Le curieux chemin muletier qui, depuis des siècles, était leur seul moyen de communication, disparais déjà sous les déblais, tandis que pour gagner la vallée ils empruntent de fragiles échelles.
Sur les rochers, ces protubérances noirâtres hérissées de pics, tel le gîte de quelque oiseau gigantesque, sont des sortes de nids de pierres supportant depuis des siècles le chemin muletier qui disparaît à mesure que la nouvelle route progresse.
Terre ingrate, reliée au reste du monde par deux heures de marche sur un chemin muletier abrupt et pierreux, construit grossièrement, il y a des siècles, dans une roche schisteuse, Oulles, petite commune de l’Oisans, ne mourra pas, en dépit de l’adversité qui s’attache à son sort. Car un mot a été prononcé : désenclavement, un mot dont la sécheresse administrative a pourtant amené une immense lueur d’espoir dans le cœur de soixante-quinze montagnards qui habitent encore les quelques maisons dont il y a quatre ans, un terrible incendie fit presque des ruines.
UN VILLAGE QUI VEUT VIVRE
Sans route, le village se consuma faute de secours. Sans route, il ne put se relever, car il aurait fallu monter de la vallée, à dos de mulet ou à dos d’homme, les matériaux nécessaires à sa reconstruction, et cela eût nécessité des sommes que les modestes budgets ne pouvaient supporter. Cependant, les habitants, rivés au sol qui les vit naitre, avec cette force d’amour que l’on trouve chez les âmes simples, ne voulurent pas abandonner leur pays. Courageusement, ils se sont mis à l’ouvrage. Ils ont taillé dans la forêt des charpentes rudimentaires. En entassant les pierres noires, plates et anguleuses, comme de l’ardoise, ils ont rebâti des murs.
Ainsi, la vie a continué dans le village curieusement édifié sur des ruines, un village provisoire et inachevé.
LES DERNIERS JOURS D’UN CHEMIN MILLÉNAIRE
Cette énergie, cet amour de la terre ne sont pas restés sans écho. On a eu pitié de la misère des habitants d’Oulles, on a voulu récompenser leur ténacité à vivre et à faire vivre leur village. Sur le flanc de la montagne, dans la roche friable, une route a été tracée et, depuis le mois d’octobre dernier, on entend dans cette pittoresque vallée de la Lignare, le crépitement des marteaux pneumatiques, l’explosion des mines. L’écho en parvient, joyeux, sur le vert plateau où le village fait tache noire. Et c’est avec un entrain nouveau quelles habitantes arpentent, pour quelque temps encore, leur, vieux chemin muletier dont chaque pierre leur dit un souvenir. Peut-être ne l’abandonneront-ils pas définitivement sans mélancolie, ce sentier pour lequel, en le construisant, leurs ancêtres firent preuve d’une audace et d’une patience inouïes. Sans outils qui leur permettent de tailler le roc. Ils utilisèrent au mieux le terrain chaotique, construisant, pour franchir les blocs énormes, de véritables échafaudages de pierre, à l’allure vertigineusement instable, accrochés à la montagne comme de gigantesques parasites au-dessus de profonds à-pics.
SANS ROUTE ET SANS CHEMIN
Bientôt, il ne restera presque plus rien de tout cela, car les exigences de la nouvelle route ont déjà supprimé, en maint endroit, ce témoin d’un dur passé. Emportées par les déblais, les saillies du vieux chemin s’enrobent dans la pente uniforme des éboulis. Ces encorbellements à l’allure de forteresses doivent faire place à la chaussée moderne. Le sentier démantelé, la route à peine à moitié achevée, aller à Oulles actuellement est une véritable expédition ; il faut bien toute la vaillance des montagnards pour emprunter les échelles rustiques gravissant, du dessus de l’abîme, les immenses gradins rocheux qui conduisent au plateau. Mais que leur importe. Ils en ont bien vu d’autres et ils savent attendre. Ils savent que leur village pourra être reconstruit, que, lorsque la femme mettra son enfant au monde, elle ne risquera pas d’en mourir faute du docteur qui, malgré toute sa bonne volonté, n’aura pu arriver à temps ; que, lorsque le feu éclatera dans la ferme, les secours pourront arriver et que le village sera préservé. Tout cela est suffisant pour assurer leur pied sur la fragile échelle lorsque, le soir, ils remontent de la vallée, en regardant les quelques mètres dont la route s’est allongée pendant le jour, en berçant dans leur esprit des pensées confiantes en l’avenir.
LA NOUVELLE ROUTE
Commencés en octobre dernier, les travaux de la nouvelle route sont déjà à un point très avancé. L’Entreprise Industrielle et de Travaux Publics de Paris, à qui a été confiée l’exécution du premier lot, espère terminer avant la fin de l’année ce premier tronçon de trois kilomètres, amorcé sur la route du col d’Ornon, un peu au-dessus du hameau de La Paute, à une altitude de 795 mètres. Il restera à construire, dans la partie supérieure, un second tronçon de quatre kilomètres, qui sera commencé aussi tôt après l’achèvement du premier. Il est donc probable que la route soit entièrement terminée dans le courant de l’année prochaine. Les travaux sont d’ailleurs menés très rapidement : trois équipes d’ouvriers se relayent jour et nuit, sous la direction d’un jeune chef de chantier, M. Fournier. Ainsi donc, pas un instant de perdu. Car il faut travailler vite pour que les sympathiques habitants d’Oulles ne soient pas plus longtemps isolés du reste du monde. Et, qui sait, dans quelques années verrons-nous peut-être la charmante petite commune largement ouverte au tourisme, comme ses sœurs voisines, qui ont trouvé dans cette nouvelle ressource, l’appoint nécessaire aux maigres produits de leur sol.
« En attendant que la route soit achevée, tes habitants d’Oulles, dont le pied est aussi sûr que celui des chamois, gravissent allègrement les échelles, qui dans les passages difficiles font actuellement office de chemin. M. Gabriel Vieux, adjoint au maire de la commune, que nous avons croisé à cet endroit, nous montre avec quelle aisance il franchit l’échelle, sans se soucier de l’abîme, qu’il laisse au-dessous de lui. »
« Les mineurs taillent jour et nuit dans la pierre de schiste l’étroite terrasse que derrière eux les terrassiers transforment en la plus pittoresque des routes carrossables. »
Jacques LAURENT