Huit jours dans les glaciers de l’Oisans (4-7)

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Skieur sur un glacier des Alpes, photo MARTINOTTO Frère, début XXe, collection Archives Départementales de l’Isère

HUIT JOURS DANS LES GLACIERS DE L’OISANS
Les tribulations de huit intrépides aventurières et aventuriers sur un glacier de l’Oisans quelque part dans le massif des Écrins…

Source Gallica : Revue « Les Alpes Illustrées, publications du 29 juin 1893, No 24 au 10 août 1893, No 30

L’OISANS ET LA BÉRARDE
HUIT JOURS DANS LES GLACIERS – 1/72/73/7 – 4/7

En arrivant au pied du glacier de la Pilatte, nous rencontrons le guide Roderon, un des meilleurs et des plus anciens de ce massif, mais qui, aujourd’hui, s’occupe exclusivement de diriger les travaux d’observation dont je vous ai parlé.
Il nous fit visiter, sur la gauche du glacier, une grotte de glace qu’il venait de découvrir tout récemment. Cette grotte a 250 mètres de long, 4 mètres de large vers son entrée et 3 mètres 50 de hauteur. Nous avons pénétré jusqu’à une profondeur de 50 mètres ; mais, à partir de là, le sol s’élève et, par endroits, touche presque la voûte ; de telle sorte que les touristes qui y entrent ne peuvent plus avancer qu’en rampant.
Si jamais vous la visitez, gardez-vous ; d’y laisser allumer des flammes de Bengale, si vous ne voulez pas, à notre exemple, courir le risque d’être asphyxiés comme de vulgaires renards. Mme Charpenay, plus incommodée que nous, se trouva presque mal et regagna la sortie avec peine.
À l’intérieur, nous avions été frappés de la transparence des glaces. On voit distinctement comme au travers d’un verre, les débris de marbre et de roches diverses, qu’elles emprisonnent. Ces débris, charriés ainsi depuis des siècles, seront un jour rendus à la vallée inférieure, où les torrents et les rivières les prendront à leur tour pour les amener jusqu’au Drac et à l’Isère.
Nous relevons encore d’autres dispositions curieuses. Par exemple, on voit très nettement sur cette admirable voûte, des saillies régulières qui marquent la soudure entre les deux lèvres d’une ancienne crevasse. Enfin, le sol de la grotte est absolument sec et les bases de la voûte de glace n’ont pas l’air de le toucher, mais bien plutôt de glisser dessus, sous l’influence des forces générales qui déterminent la marche des glaciers.
Par endroits, il y a même entre le sol et les parois de la grotte un espace de deux ou trois centimètres. Ce manque d’adhérence donne bien l’impression d’un mouvement dont cette glace suspendue est animée. Du reste, un examen attentif permet de reconnaître que cette grotte a dû être une immense poche jadis remplie par de l’eau demeurée liquide à l’intérieur du glacier. Cette eau y est restée enfermée jusqu’au moment où, soit par l’effet d’une crevasse, soit par l’effet de l’arrivée de la poche à la partie inférieure du glacier, elle a brusquement rompu son enveloppe.
Le phénomène dont nous parlons ici expliquerait la terrible catastrophe qui, cette année même, a détruit Saint-Gervais.
Enfin, dernière particularité, par suite d’une sonorité très intéressante qui conduit les sons jusqu’à la bouche de sortie du Vénéon, séparée de la grotte par une masse de glace de plus de 150 mètres d’épaisseur, une personne placée en cet endroit entend d’une manière distincte toutes les paroles prononcées dans l’intérieur de la grotte.
Nous ne courons aucun danger pendant cette incursion, mais l’entrée et la sortie ne se font pas sans difficulté. Il faut, en effet, prendre de grandes précautions pour éviter les avalanches de pierres que la fonte de la glace occasionne à chaque instant, et le dernier d’entre nous est à peine sorti sain et sauf qu’une de ces avalanches arrive à point pour que nous jouissions du spectacle.

Le glacier de la Pilatte peut se diviser en trois parties bien distinctes. Dans la partie supérieure, qui commence aux rochers des Bans et comprend les névés supérieurs, les crevasses se font transversalement à la longueur du glacier. Le glacier s’étrangle ensuite dans la partie moyenne : alors les glaces se brisent pour former les séracs.
Enfin, dans la partie inférieure du glacier les séracs s’affaissent, se nivellent, la masse de glace se ressoude, s’étale d’un bord de la vallée à l’autre, en se bombant au milieu. Les crevasses, qui étaient transversales dans la partie supérieure, deviennent ici longitudinales et parallèles. L’ascension de la partie inférieure du glacier nous a paru relativement facile.

Quand on arrive à la partie du glacier qui fait face aux séracs, on le voit d’ensemble et on se rend compte de la disposition respective de ses trois parties.
Avant d’atteindre les séracs, que nous laissons sur notre gauche, nous avons à traverser plusieurs crevasses pour prendre ensuite les rochers et arriver à la partie supérieure du glacier. Rien n’est curieux comme ces rochers qui, semblables à des ilots, émergent de la glace. De pauvres petites plantes se sont réfugiées dans leurs anfractuosités ; elles ont l’air de se pelotonner sur elles-mêmes, de se faire aussi petites que possible pour échapper au froid qui les guette. C’est dans un de ces abris si précaires que j’ai eu la satisfaction de trouver une anémone des glaciers en pleine floraison, et la pauvre petite fleur, toute desséchée qu’elle est, conserve encore ses délicates couleurs comme un reflet des bons jours qu’elle me rappelle.
Nous continuons notre ascension pour aller reconnaître les points de repère marqués par Roderon sur les rochers qui bordent cette partie du glacier et qui forment une ligne droite avec des barres de fer plantées de distance en distance dans la glace. Les modifications qui se produiront dans cette ligne transversale, ainsi établie, permettront de constater et de mesurer facilement le mouvement qui se sera produit par suite de la marche du glacier.
Nous nous arrêtons en cet endroit, car on crie la faim autour de moi. — « Dieu ! que le glacier creuse ! » répète-t-on à l’envi. C’était cependant la quatrième fois que nous comblions ce creux.
Je profite de l’occasion pour vous recommander, quand vous ferez de semblables courses, de manger peu, mais souvent. Je me suis aperçu dans mes nombreuses excursions que c’était un des meilleurs moyens d’éviter le vertige sur lequel l’estomac a une très grande influence.
Dans cette partie supérieure du glacier, Roderon nous fit voir ce que, en leur langue, les guides appellent « une marmite de glace ». C’est un trou cylindrique de 30 centimètres de diamètre qui s’ouvre sur la surface polie du glacier, et qui, en dépit d’une altitude de plus de 3 000 mètres, contient de l’eau à l’état liquide. Autour de cette ouverture, on distingue des cercles concentriques, à peu près aussi apparents sur la glace polie que les cercles laissés sur l’eau par la pierre qui s’y enfonce. Les sondages pratiqués par cette ouverture au moyen d’une corde ont accusé 9 mètres d’épaisseur pour la glace ; à cette profondeur, l’excavation de glace s’élargissant brusquement, la corde n’en rencontre plus les parois, mais elle plonge encore dans quatre mètres d’eau, ce qui donne un total de 13 mètres de profondeur.
Quelle étendue d’eau occupe-t-elle horizontalement sous le glacier à partir du point de sondage ? Nul n’a pu le constater jusqu’à ce jour. N’y a-t-il pas là une de ces poches d’eau qui, vidée, deviendra une immense grotte déglacée, comme celle que nous avons visitée dans la partie inférieure du glacier ? Quelle cause permet à cette eau de rester liquide à une pareille altitude et au milieu d’une semblable masse de glace ? Nous laissons à d’autres le soin de répondre à ces questions qui dépassent notre compétence.

Mlle Sagnier et moi, nous ramassons sur le glacier de fort beaux échantillons de marbre rouge et vert, et de marbre du plus beau blanc, rappelant celui du Val Senestre. Nous trouvons aussi quelques échantillons de serpentine, et, chargés de tous ces trophées, nous redescendons rejoindre Charpenay, qui s’était arrêté en route pour photographier les séracs.
Dès que nous fûmes auprès de lui, il nous raconta la mésaventure dont nous avions failli être les victimes. Au moment où nous le quittions pour continuer l’ascension du glacier, il avait fait déposer le sac contenant notre réserve de provisions sur des rochers.
Quand, après avoir pris différents points de vue, il revint vers l’endroit où il avait
laissé nos vivres, quelle ne fût pas sa surprise de les voir au milieu d’un ruisseau qui se précipitait écumant et gazouillant. D’où était-il sorti ? De dessous terre, comme dans la chanson, sans que le rocher eût été touché par la baguette d’un nouveau Moïse. Pour éviter le retour d’un semblable désastre, il n’y avait qu’un parti qui fut sage : manger le contenu du sac. C’est ce que nous fîmes avec empressement, et notre repas terminé, nous nous mîmes en route pour rentrer à la Bérarde.
La descente fut relativement plus difficile que la montée. Le glacier était plus dur et plus glissant que le matin ; aussi Mme Georgé éprouva-t-elle le besoin d’offrir un charitable appui au guide Turc qui, disait-elle, avait peur ; pour le retenir, elle effectua la descente en se cramponnant à son bras, et le bon guide, résigné et souriant, consentit à avoir peur. En passant, nous disons adieu à la grotte de glace qui nous a si vivement intéressés le matin. Dans la partie basse de la vallée, nous nous heurtons au même phénomène qui avait mis, dans la partie haute, nos provisions en péril. Les ruisseaux, presque à sec le matin, étaient devenus de véritables torrents. Leur traversée ne fut pas effectuée sans danger et après un temps assez long passé à chercher les endroits les plus accessibles. Malgré leur courage, deux de nos compagnes se laissèrent passer à dos d’homme, tant ces tourbillons d’eau bouillonnante les intimidaient.

En repassant au chalet du Carrelet, nous nous arrêtons pour examiner les préparations gastronomiques des bergers. Le toit et les murs de la cabane sont couverts de grandes plaques noirâtres, sur lesquelles se détachent en relief des lignes blanches. Ce sont les moutons qui se sont tués en tombant dans les précipices, que les bergers ont dépouillés de leur peau, fendus par le milieu, aplatis, salés, et qui sèchent au soleil. Cette viande, ainsi desséchée, se conserve pendant plusieurs mois, et constitue la partie solide de la nourriture des bergers. Mlles Sagnier et Marc, après en avoir goûté, nous déclarent qu’elle rappelle un peu, par son goût, un mélange de gigot froid et de jambon. Nous le croyons sur parole, n’ayant pas le courage de suivre leur exemple ni de vaincre la répugnance que ce mets trop primitif nous inspire.

Saint-Homme.
À suivre…

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