Huit jours dans les glaciers de l’Oisans (5-7)

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La reine Meije, côté Hautes-Alpes, carte postales des années 50.

HUIT JOURS DANS LES GLACIERS DE L’OISANS
Les tribulations de huit intrépides aventurières et aventuriers sur un glacier de l’Oisans quelque part dans le massif des Écrins…

Source Gallica : Revue « Les Alpes Illustrées, publications du 29 juin 1893, No 24 au 10 août 1893, No 30

L’OISANS ET LA BÉRARDE
HUIT JOURS DANS LES GLACIERS – 1/72/73/74/7 – 5/7

Un peu avant d’arriver à la Bérarde, nous rencontrons un touriste accompagné du fils Gaspard. Tous deux vont coucher au refuge du Carrelet, pour tenter le lendemain l’ascension de la Barre des Écrins. Ce touriste est M. Simon, de Strasbourg, un des plus intrépides alpinistes qu’il m’ait été donné de voir.
En redescendant la vallée du Vénéon, nous avions admiré devant nous la chaîne du Rateau et la Meije, couronnée de son Glacier carré, si curieusement encadré, entre deux arêtes de granit pointues comme des cornes. À leur pied apparaît, comme un petit contrefort, la tête de la Maye qui cependant la veille nous avait semblé atteindre une très respectable hauteur, alors que nous gravissions ses flancs escarpés !

À 5 heures et demie, nous rentrions à la Bérarde au moment où en partaient M. Lespieau et son beau-père, le fils et le gendre du sympathique général de division qui commande à Grenoble. Ces messieurs et le père Gaspard devaient, comme M. Simon, coucher au Carrelet, avant de reprendre leur course vers les Écrins.
Les dix heures de marche que nous venions de faire s’étaient, comme nos précédentes courses, effectuées sans fatigue. Une demi-heure après notre retour, ces dames étaient absolument reposées et prêtes à repartir, grâce au bien-être dû aux précautions hygiéniques qu’elles venaient de prendre. Je m’arrête ici pour donner un conseil à ceux qui iront dans les glaciers. Qu’ils évitent de se laver à l’eau froide, et qu’ils aient, au contraire, grand soin, après chaque marche, de se baigner le visage et les pieds avec de l’eau aussi chaude qu’ils pourront la supporter, puis de les enduire d’une légère couche de vaseline briquée. C’est à ces précautions si faciles à observer que nous avons dû d’éviter les insolations et l’érysipèle des glaciers.
Le lendemain, nous devions nous mettre en route de bonne heure pour aller visiter avant le déjeuner le glacier du Chardon et dans l’après-midi, nous serions partis pour le chalet du Châtelleret, où nous aurions couché avant de franchir le col du Clôt des Cavales.
Tels étaient les projets que nous achevâmes de former, une fois rentrés à la Bérarde ; mais Mlle Sagnier nous démontra, à l’aide de ses cheveux, que l’orage nous empêcherait sans doute de les mettre à exécution. En effet, le 31 août au matin, un violent vent d’ouest s’était élevé roulant de gros nuages et nous annonçant la pluie. Nous partîmes quand même à 8 heures pour le glacier du Chardon.
Ce glacier est un de ceux qui ont le plus reculé. Aussi, dans sa partie inférieure, présente-t-il peu d’intérêt, et, à cause du temps qui devenait de plus en plus menaçant, nous ne pûmes pas aller au-delà de cette première partie.
De l’endroit où nous nous étions arrêtés, nous avions en face de nous la Barre des Écrins qui est le point culminant du massif du Pelvoux. Mais la Barre des Écrins n’est point accessible par le versant qui nous fait face, et il faudrait l’aborder par le côté opposé si on voulait l’escalader. Nous rentrons de bonne heure à la Bérarde, chassés par l’orage, et nous voyons bien qu’il nous sera impossible de nous remettre en route, tant que ce grand vent d’ouest durera. Ce vent présente, en effet, les plus grands dangers ; il ébranle les pierres désagrégées par les glaces et produit ainsi de véritables avalanches. Malheur au touriste qui se trouve sur le passage de ces pierres roulantes ! Les accidents qui surviennent dans nos montagnes n’ont le plus souvent pas d’autre cause.
Pendant toute cette journée, le baromètre et ses variations deviennent l’objet de notre attention. On l’observe, on lui tâte le pouls comme à un malade, et l’on se demande avec anxiété où il en est. Vers 3 heures il monte subitement de trois degrés ; mais, presque aussitôt, il redescend pour recommencer ensuite à monter : pendant qu’il hésite et oscille ainsi, le vent fait rage. Nous comprenons qu’il faut abandonner tout projet de départ, et, vu l’incertitude du temps, pour ne pas courir le risque d’être bloqués pendant plusieurs
jours peut-être dans le refuge du Châtelleret, nous prenons une grande résolution : nous irons d’une seule traite de la Bérarde à la Grave.
Nous aurons, à la vérité, une plus longue étape à faire ; mais nous ne l’entreprendrons que si le beau temps est revenu et le soir, un bon lit nous dédommagera de ces quelques heures de marche supplémentaire.

Dans la soirée, nous voyons revenir les trois touristes partis la veille pour les Écrins qu’ils ont vainement essayé d’approcher ; le vent et le brouillard les en ont empêchés.
Ils sont furieux de leur insuccès : mais, c’est à tort qu’ils en accusent leurs guides. Ceux-ci connaissent la montagne et savent que s’ils n’avaient pas reculé, ils se seraient exposés à des accidents certains.
Quant à nous, nous avons pris gaiement notre parti du repos auquel nous nous sommes condamnés. L’orage qui éclate enfin avec accompagnement de pluie, d’éclairs, de tonnerre dont les rochers se renvoient les éclats en les décuplant, nous fait mieux apprécier notre gite. Nous ne serions pourtant pas fâchés qu’il fît beau demain et nous voudrions être assurés de n’avoir pas à retarder plus souvent notre départ.

Le 1er septembre à 3 heures du matin, le brouillard tient toujours et, quoique le baromètre monte, nous ne pouvons pas songer à partir. Pendant cette matinée, chacun de nous s’occupe comme il peut. Le pied de l’appareil de Charpenay est cassé ; je le répare, ainsi que la canne d’Étienne. Henri vient nous avouer qu’à force de s’être mise en contact avec les rochers, une solution de continuité s’est déclarée dans le fond de son pantalon. On se fait présenter le corps du délit ; on discute sur les moyens de remettre les choses en état ; malheureusement les pièces manquent !
Mlle Sagnier songe alors à sacrifier un de ses gants pour obstruer la brèche. Tout le monde approuve cette proposition ; mais que faire d’Henri pendant l’opération ? On l’envoie coucher jusqu’au moment où il peut enfin rentrer dans une culotte à fond de peau de daim. Vers midi, le temps s’élève un peu, et nous partons en reconnaissance du côté de la route que nous suivrons demain, si les cheveux de notre baromètre vivant continuent à se friser.

Quand nous rentrons à la Bérarde, nous assistons à l’arrivée d’un touriste anglais qui réclame le guide Gaspard. Dans un jargon presque incompréhensible, il raconte qu’il a appris en Norvège que l’ascension du « Petit Pic sans nom » n’avait pas encore été faite.
« Jé véné, disait-il, exciousivement pour faire le hascension du Petit Pic sans nom et jé volé le guide Gaspard. » Celui-ci répondit qu’il était retenu pour le lendemain, mais qu’un de ses camarades pourrait le remplacer, le « Petit Pic sans nom » ne leur étant plus inconnu depuis que des Anglais étaient parvenus à l’escalader.
« Le hascension il être faite ! » s’écria notre Anglais, « Je rétorné dans le Hangleterre ! » On fit de vains efforts pour le retenir et pour lui expliquer qu’il y avait encore dans le massif du Pelvoux beaucoup de pics vierges du pied d’un Anglais ; tout fut inutile ! Notre insulaire rejeta son sac sur ses épaules et reprit le chemin de Saint-Christophe en répétant :
« Le hascension il être faite ; je étais venu exciousivement ! »
Nous lui souhaitons bon voyage et nous nous couchons avec l’espoir de partir le lendemain.

Le 2 septembre, en effet, le temps est beau ; dès 5 heures un quart du matin, nous nous mettons en route, emportant un excellent souvenir de l’hospitalité que nous a donnée M. Tairraz à la Bérarde. Cet homme aimable, qui a déjà voulu faire avec nous l’ascension du glacier de la Pilatte, demande à nous accompagner jusqu’à La Grave.
Nous voilà donc en route, heureux de respirer cet air si pur, de voir ce ciel si bleu et ces montagnes si belles ; heureux de marcher, heureux de vivre.
Nous formions alors une imposante caravane de seize personnes. Outre M. Tairraz et notre guide Christophe Turc, nous avions dû nous adjoindre six porteurs : Antoine Gay-Crozier, Pierre Rodier, Pierre Turc, Étienne Turc, et deux débutants presque encore des enfants. Ils n’étaient pas trop nombreux pour transporter à une si grande distance nos effets, nos vivres et les appareils photographiques de Charpenay, que nous aurions été bien fâchés de laisser en route, car sans eux nous serions privés du plaisir de refaire « en chambre » et quand il nous plait cet agréable voyage.
Je tiens ici à rendre publiquement hommage à notre guide, Christophe Turc, qui s’est montré pendant toute cette journée plein de prévenance et de dévouement quant à M. Tairraz, s’il en faut croire Mme Georgé, il a eu bien peur en route, très heureusement pour elle, qui a eu ainsi l’occasion de prendre son bras et de se dévouer pour lui, comme elle l’avait fait pour Turc, au glacier de la Pilatte. Vous voyez de quel secours notre compagne a été aux plus intrépides de la bande. Ils devraient lui être reconnaissants ; et cependant, s’ils n’ont rien dit, j’ai vu errer sur leurs lèvres certains malicieux sourires qui auraient permis de croire, mais les hommes sont une espèce si ingrate !

Ce matin-là, une péripétie imprévue vint encore ajouter à notre belle humeur. La veille, dans notre marche de reconnaissance, nous avions, sans peine, franchi le torrent qui coupe le sentier. Quel ne fut pas notre étonnement de le retrouver terrible, à une nuit d’intervalle ! Il fallait pourtant le passer ou retourner en arrière. Je m’avisai alors d’un « truc » que je vous recommande. Le plus agile de nos jeunes gens, Étienne, franchit le torrent, puis il accrocha son bâton à celui qu’Henri lui tendait de la rive sur laquelle nous étions en détresse. Nos jeunes gens devinrent ainsi les piliers vivants de la main courante d’un pont formé par le tronc d’un jeune sapin ; ce fragile appui nous permit de passer, soutenus par l’illusion du danger disparu.
Derrière nous Charpenay arrivait, fièrement campé sur un beau mulet. La bête s’avisa de jouer au pur-sang et, s’enlevant des quatre pattes, elle franchit d’un bond le torrent, sans crier gare à son cavalier. Celui-ci se montra à la hauteur de sa monture, dont il eut l’adresse de ne pas quitter le dos !

À 7 heures du matin, nous laissons le sentier qui mène au glacier des Étançons et à la Meije par le chalet du Chatelleret, Charpenay renvoie sa monture qui ne pourrait plus nous suivre, et nous élevant sur la droite, nous nous dirigeons vers le Clôt des Cavales.
En arrivant au pied du Glacier, qui fait face au glacier des Étançons, nous eûmes une surprise désagréable : le vent s’élevait subit et violent, arrachant des pierres aux crêtes environnantes. Nous en vîmes arriver une assez grande quantité, qui, faisant des bonds de plusieurs centaines de mètres, passèrent d’une envolée pardessus la tête de trois de nos amis, qui montaient par le milieu du glacier, cet endroit leur ayant paru d’un plus facile accès. Ils s’empressèrent alors de nous rejoindre sur la gauche, qui était plus abritée, trop heureux d’en être quitte pour la peur. Le vent était si fort que nous dûmes chercher un abri dans un couloir de rochers pour procéder à « la mise à la corde ».

Saint-Homme.
À suivre…

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