INAUGURATION DE LA LIGNE GRENOBLE-LE BOURG-D’OISANS
Archives Gallica : Journal « L’Écho des montagnes », organe politique et agricole des cantons de la 3e circonscription (Oisans, Valbonnais, Mateysine, Beaumont, Trièves, Villard-de-Lans, Vallée de la Gresse) ; paraissant tous les dimanches.
Date d’édition : 8 juillet 1894
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DE GRENOBLE À BOURG-D’OISANS
Dimanche 1er juillet, devait avoir lieu l’inauguration solennelle du chemin de fer de Grenoble-uriage-Vizille-Bourg-d’Oisans ; mais la mort de M. Carnot n’a pas permis les réjouissances que les administrateurs réservaient, aux personnages officiels invités à cette cérémonie.
D’autre part, les obsèques du Président de la République ayant été fixées au 1er juillet, le Conseil des voies ferrées du Dauphiné décida de renvoyer au jeudi 5 juillet la promenade projetée et limita les invitations aux membres de la presse locale et régionale, les fonctionnaires ne pouvant figurer dans aucune fête pendant toute la durée du deuil officiel.
Or, jeudi à 1 heure du matin, un train spécial emportait vers les hautes régions tous nos confrères, accompagnés par MM. Neyret, administrateurs des voies ferrées du Dauphiné ; Devilaine, directeur des papeteries de Rioupéroux et administrateur du chemin de fer du Bourg-d’Oisans ; de Montai, Président du Syndicat d’initiative ; Fabre, ingénieur en chef ; Hentzel, chef de l’exploitation ; Merceron — Vicat, président du Conseil d’administration du chemin de fer de Voiron à St-Béron ; Jean Neyret, administrateur dés tramways de Saint-Étienne.
Comment entreprendre le compte rendu d’un pareil voyage ? Quand le crayon de Callot serait impuissant !
Comment décrire la majesté de ces Alpes dont les plus beaux sommets ont défilé devant nos yeux éblouis pendant, plus de trois heures ?
Comment parler de l’impétueuse Romanche, dont les eaux bouillonnantes descendent en cascades, neigeuses avec un bruit formidable dont l’écho va se perdre dans les forêts immenses et se confondre avec chanson des sapins ?
Comment analyser l’émotion profonde ressentie par l’âme, en présence de cette nature grandiose qui vous transporte dans le pays des rêves dans le ciel bleu d’où l’on croit voir la divinité ?
Comment peindre un pareil tableau ?
Comment dire les émotions qui vous étreignent, la joie qui déborde, l’ivresse qui vous gagne en contemplant ce décor incomparable ?
Nous laisserons aux poètes de l’avenir le soin de satisfaire à cette tâche au-dessus de nos forces.
Enfermé chaque jour dans les bureaux de rédaction où se popote, se tripote l’article du lendemain, nous avons été surpris par la rude nature que nous n’avions jamais vue, quoique cette même route ait été vingt fois parcourue par nous.
C’était le réveil d’un nouvel Épiménide.
À 8 h. 20, nous arrivons à Uriage.
Malgré l’heure matinale, car dans les villes d’eaux la vie ne commence pas sitôt, une foule nombreuse assiste à notre arrivée.
Cette première partie de la route a été parcourue en quarante minutes.
À 8 h. 40, nous reprenons possession des wagons mis à notre disposition et très rapidement nous traversons Vaulnaveys pour arriver à Vizille vers 9 heures.
Après avoir parcouru le parc du château de Vizille, nous rejoignons le train de plaisir dont la machine laisse échapper des nuages de vapeur, marquant ainsi son impatience d’arriver au but du voyage.
À 9 h. 15, nous traversons le Péage et c’est alors que commence la féérie.
Nous suivons la Romanche ; à droite des bois, des pâturages, des prairies toutes vertes où paisiblement paissent les brebis bêlantes et les bœufs mugissants ; à gauche, la montagne est à pic et surplombe parfois la route.
À Séchilienne, quelques minutes d’arrêt.
À 9 h. 45, « la Lison » reprend sa course folle et bientôt disparaît le verdoiement des prairies. C’est la montagne nue aux flancs de laquelle dévalent les cascades, zébrant d’un éclair d’hermine le roc gris ou mousseux.
Voilà Rioupéroux, avec ses maisons blanches, ses entrepôts, sa cheminée orgueilleuse qui jette un dernier défi, aux monts qui la dominent et leur, dit : « Je vous atteindrai, j’irai plus haut que vous. »
Mais « la Lison » actionne toujours, ses mandibules ; de temps en temps, elle laisse échapper un cri semblable à celui du capitaine qui, sur l’a côte où s’époumone sa compagnie à l’assaut, crie : « En avant, en avant ! »
Livet est traversé, on atteint la grande plaine de l’Oisans.
Oh ! quel coup d’œil, quel horizon : « La Lizon », sur cette route plane s’emballe ; nous devinons qu’ivre d’orgueil, elle veut arriver par une course effrénée ; les coups de piston se succèdent avec une telle rapidité qu’ils n’en font qu’un sa cheminée, comme tout volcan, laissé échapper des torrents de fumée noire, tandis que les oiseaux surpris et affolés par le monstre inconnu s’enfuient là-haut, bien haut sur les plateaux où la neige est éternelle.
Enfin « Lison » est, arrivée ; elle pousse un dernier cri qui s’en va ; se répercutant au loin comme un long cri de victoire après une lutte acharnée.
Nous descendons dé nos compartiments, puis nos hôtes nous conduisent sur l’emplacement où commence a s’élever l’Hôtel du Bourg-d’Oisans.
L’exposition du bâtiment sera superbe et le confortable rivalisera avec les premiers hôtels des stations balnéaires.
Ensuite, nous faisons notre entrée dans le Bourg et nous nous rendons à l’Hôtel Michel où le déjeuner doit être servi.
Voici le menu qui a été servi et qui a dû faire remuer dans son suaire le célèbre Vatel de culinaire mémoire :
Menu du 5 juillet 1894
Hors-d’œuvre varié
Cantaloup frappé
Bouchées à la Reine
Poularde demi-deuil
Filet Suxette
Truites meunières de l’Oisans
Mousse au kirsch
Petits pois jambon
Haricots à la française
Coq de bruyère
Asperges à l’huile
Glaces
Pièces montées
Dessert
Café
Grands vins
Au dessert, M. André Neyret, qui présidait, prie M. Devilaine de prendre la parole. Celui-ci, dans une charmante improvisation, remercie la presse de s’être associée à l’œuvre dont on fête l’inauguration, et il est père que sa voix sera assez puissante pour amener dans nos Alpes tous les étrangers qui ignorent la beauté de nos sites et qui sont la proie de nos voisins les Suisses.
Eugène Choulét ; réponds pour toute la presse à M. Devilaine.
Il fait ressortir les efforts de MM. Neyret et Devilaine et il boit au succès certain de l’entreprise, car, dit-il, l’affaire relève d’hommes entre les mains, desquels rien ne périclite.
D’autres toasts sont encore portés à M. de Montal et à M. — Hentzel par ; plusieurs de nos confrères.
12 heures et demie, on se lève de table pour rejoindre « Lison » qui attend.
À 7 heures du soir, nous rentrions à Grenoble toujours émerveillés de ce voyage superbe et que nous espérons : refaire quelquefois.
Nous nous apercevons en terminant ; ce compte rendu que la belle nature nous a fait oublier un peu à qui nous devions cette excursion, dont le souvenir ne s’éteindra pas de sitôt.
MM. Neyret et Devilaine ont droit à : la reconnaissance des populations montagnardes et au point de vue « Dauphinois » exclusivement, nous ne pouvons que féliciter hautement ces hardis protagonistes qui peuvent nous laisser espérer qu’avant peu, toutes les entreprises similaires, encore à l’état d’embryon, seront en pleine activité, et que Grenoble sera le cœur d’un vaste réseau où les grandes artères iront du plateau de Saint-Nizier à l’Obiou.
Nos félicitations aussi au dévoué président du Syndicat d’initiative, à qui la région montagneuse doit déjà tant d’améliorations, nous avons nommé M. de Montal.
Que tous les audacieux se joignent à cette vaillante phalange, qui multiplie ses efforts pour faire du Dauphiné un séjour agréable pour tous et que les habitants n’oublient jamais cette belle devise :
Aide-toi, le ciel t’aidera.
Joseph BESSON.