FEUILLETON HISTOIRE
LA CONSPIRATION DE GRENOBLE — 1816
Texte de Auguis. Publié dans le journal Le Temps en 1841.
Épisode 2
Didier et ceux qui devaient prendre part à l’entreprise ne faisaient pas grand mystère de leur projet ; plusieurs mois à l’avance on parlait tout haut de la conspiration pour laquelle on enrôlait presque publiquement, la police surveillait les démarches des conjurés ; elle connaissait leur plan et leurs moyens ; et si elle ne prévint pas la révolte, c’est que, par une odieuse machination, elle spéculait sur le sang à répandre et sur la grandeur du crime ; elle voulait se réserver un salaire proportionné au nombre des coupables et des têtes condamnées. M. Decazes l’a lui-même déclaré à la tribune de la Chambre des Députés, dans la séance du 15 janvier 1817 : « L’affaire de Grenoble n’a pas été imprévue : sans la prévoyance des ministres, le mal eût été plus grave ; l’état de Grenoble était connu depuis trois semaines. »
M. Decazes ajoutait, ce qui était de toute fausseté, que, sur sa demande, des forces imposantes avaient été concentrées dans la ville menacée. Non seulement il s’était constamment opposé, soit par lui-même, soit par son homme de confiance, le commissaire général Bastard de l’Étang, à ce que l’on prévînt l’événement dont l’imminence lui était signalée, mais même le Gouvernement, dont il était l’âme, avait ordonné à toutes les troupes de la division de se trouver sur la frontière au passage de la duchesse de Berri. Le comte de Montlivaut, ordinairement si âpre à la persécution, semblait dormir d’un sommeil calme, sans s’inquiéter de ce que faisait Didier, sans donner l’ordre de l’arrêter ; on le laissait tranquillement ni passer la revue de ses forces et de ses agents, acheter des bateaux, des munitions de guerre et des vivres, organiser la révolte dans les montagnes, enrôler d’anciens, militaires et des paysans, auxquels il donnait pour mot d’ordre le rétablissement de Napoléon. Il était évident ou que l’on conspirait avec lui, ce que l’on ne pouvait croire sans absurdité, ou que, par une combinaison atroce, on voulait que son plan pût s’accomplir sans obstacle jusqu’au moment du combat. Il n’y avait personne, soit dans Grenoble, soit dans les environs, qui, avec l’intention de parler de Didier, ne pût le rencontrer dans la journée, et pourtant M. Decazes osa dire à la Chambre des Députés que la police avait été à sa poursuite pendant trois mois. Il n’y avait pas de brigade de gendarmerie qui ne se fut saisie de sa personne en vingt-quatre heures, si une raison occulte n’eût fait respecter sa liberté ; et la même raison sans doute engageait le comte de Montlivaut à écrire à ses administrés le 27 janvier ; « Les bruits de prétendue conspiration, semés depuis quelques jours par la malveillance et propagés par l’inquiétude, n’ont aucun but réel ; aucun résultat n’a craindre, tout est prévu ; les mesures sont prises sur tous les points du département. »
Les mesures étaient prises pour attendre qu’une foule de braves gens se compromissent dans une trame dont la police, en la laissant se développer, faisait un horrible guet-apens. Les confidents du pouvoir s’entretenaient hautement du plaisir qu’ils auraient le jour où toute cette canaille viendrait se faire fusiller. La garde nationale, presque entièrement composée de privilégiés, ou de séides du Gouvernement, et commandée par un colonel bien digne d’elle, soupirait après le moment où elle aiderait à sabrer les bonapartistes. La cavalerie de cette garde renchérissait encore en zèle royaliste sur le reste de la légion. Jusqu’alors seulement occupée à parcourir les campagnes, où elle répandait la terreur par ses nombreuses prestations politiques, elle brûlait de se signaler par de plus sanglants exploits ; elle se flattait que Didier et ces vilains places aveuglement sous sa direction, lui seraient amenés comme un troupeau sur lequel il n’y aurait plus qu’à frapper
Aux approches du mois de mai, Didier fit répandre dans les montagnes la proclamation suivante:
Proclamation.
Indépendance nationale.
Honneur français
« Français, » Une révolution, dont le principe et le but n’étaient que l’amour et le bonheur des hommes, et qui, dirigée par l’infernale politique des Anglais versa sur l’Europe d’affreuses calamités, a fini par précipiter la France sous ce cruel ennemi des peuples, l’oppresseur du monde. C’est lord Wellington qui règne sur nous ! Sommes-nous ses sujets ?…
Est-ce là ce que le gouvernement anglais avait déclaré dans ses protestations solennelles ? Tout l’orgueil de ce gouvernement se réveille en voyant recommencer pour nous la fatale époque de Charles VI.
Ah ! la nôtre présente d’autres caractères que l’imagination même n’aurait pu concevoir. L’infortuné Charles VI n’avait pas livré la France aux Anglais ; il n’était pas leur allié contre sa nation ; mais celui qui se dit notre roi est l’allié des Anglais ! bien plus, il est leur prisonnier. Voyez comment ils respectent en lui le sacré diadème et l’auguste caractère qu’ils prétendent lui avoir rendu par leurs armes ! Voyez l’humiliation dont ils l’accablent ! Rappelez-vous ce qu’ont fait les Anglais ; souvenez-vous de Toulon et de Quiberon ; c’est du sang français qu’il faut à l’Angleterre : elle ne veut que la ruine, la honte et la désolation de notre patrie ; les Bourbons et les nobles ne sont que ses instruments ; la proscription de toute idée généreuse, le rétablissement de la féodalité, ses moyens. Plus de ports, plus de marines, plus de commerce, plus d’industrie, plus de sentiments nationaux en France ; des maîtres et des serfs : voilà ce que veut le gouvernement anglais pour exercer impunément son monopole sur l’Europe et le monde !
» Que le scandale cesse ! Arrêtons ce torrent d’une ambition dont les annales des peuples n’offrent pas d’exemple.
Aux armes ! Aux armes !
» Français ! tout votre sang bouillonne dans vos veines, votre indignation est à son comble ! craignez en les excès, vous retomberiez dans des pièges que vous ont tendus les artisans de nos calamités publiques. Que le plus noble élan, que la plus juste, la plus sacrée des causes ne soit souillée par aucun attentat. Sauvons la France de la tyrannie et de la jacquerie.
» La force est généreuse : indulgence sur le passé, accueil bu retour sincère, respect aux personnes et aux propriétés, malheur aux traîtres !
» L’indépendance nationale donne un chef au peuple français ! c’est le fils de celui dont le trône héréditaire, consacré par la religion, fut reconnu par l’Europe, l’héritier légitime au profit de qui l’abdication de son père fut sanctionnée par une loi solennelle.
» Nous sommes ses lieutenants, et nous vous disons : Vive Napoléon II, empereur des Français ! Nous sommes Français aussi, et nous ne séparons jamais le trône du principe dont il dérive. Et vous que dans les fureurs de son envie, l’Angleterre voudrait anéantir pour vous punir de votre gloire, soldats! vous serez vengés. Reconnaissez pour l’aimée de l’indépendance nationale, cette armée dans laquelle tout citoyen est soldat ; et n’oublions jamais que tout soldat est citoyen. Arborons donc avec confiance l’étendard de l’honneur français ! marchons d’un pas assuré sous les drapeaux de l’indépendance nationale, et méritons par nôtre conduite que le Ciel puisse protéger la plus sainte entreprise, et l’humanité tout entière la couvrira de ses vœux.
» L’un des commissaires de l’indépendance nationale.
» Signé Didier. »
La suite demain…