La Conspiration Didier, épisode 3

FEUILLETON HISTOIRE
LA CONSPIRATION DE GRENOBLE — 1816
Texte de Auguis. Publié dans le journal Le Temps en 1841.

Épisode 1Épisode 2

Épisode 3

Didier, afin d’inspirer plus de confiance sur les suites de l’insurrection, accompagnait sa proclamation d’un manifeste de l’empereur d’Autriche, pour appuyer les droits de Napoléon II. Cette pièce était censée avoir paru dans le Journal de Vienne du 1er janvier 1816.

Pendant que ces écrits circulaient, il était encore temps de couper court à ces intrigues en envoyant, comme l’a déclaré le général Donnadieu, une seule patrouille de gendarmerie dans les cantons insurgés ; mais l’autorité feignit de ne rien voir, de ne rien entendre, et ce fut au dernier moment seulement que le comte de Montlivaut, de concert avec le capitaine Pellat, le prévôt et le président de la cour prévôtale, et le commissaire général de police, se mit à faire des arrestations et des visites domiciliaires. Si l’on en croit le mémoire adressé au roi par M. de Montlivaut, ces actes de vigueur étaient motivés d’abord par des propos et des milices annonçant une effervescence inaccoutumée, et par différents rapports d’espions officieux, lesquels déclaraient avoir entendu dire dans un café que, sous trois jours, il y aurait un mouvement insurrectionnel ; que tout était préparé pour cela ; que plus de deux cents conjurés devaient se rassembler en armes au Jardin de la Ville, et s’emparer des autorités, etc. Cette reprise à l’improviste d’une vigilance qui, du moins en apparence, avait été près de deux mois entièrement suspendus, engagea plusieurs habitants à sortir de la ville ; quelques-uns d’entre eux allèrent, la vengeance dans le cœur, offrir à Didier de prétendue part à son entreprise : c’était, sans doute, ce que l’on demandait pour que le sacrifice fût plus complet. De ce nombre étaient Cousseau, ancien garde général destitué, Joannini, ancien officier de gendarmerie, et Biollet, officier supérieur, signalé comme devant diriger les conjurés de l’intérieur. Les mesures prises par le comte de Montlivaut sans consulter le général Donnadieu irritèrent celui-ci ; il se plaignit surtout que, de son chef, le préfet eût fait faire des patrouilles par la garde nationale et par la garde départementale dans le faubourg Très-Cloître, dont les habitants étaient en général dévoués à la cause bonapartiste. Le conflit s’envenima ; le général Donnadieu ordonna aux troupes de ligne d’arrêter toutes les patrouilles qui ne seraient pas de la garnison : des explications violentes eurent lieu, à ce sujet, entre les deux autorités suprêmes, civile et militaire.

Pendant ce débat, où il fut parlé de cartouches clandestinement distribuées dans la matinée, les avis les plus pressants se succédaient rapidement ; les éclaireurs du préfet étaient M. Bouvier des Augones, qui dut à cette prévenance la place de juge de paix le Grenoble ; M. de Chichilianne, récompensé par la recette générale de Tarbes. L’avertissement qu’il donna, écrit sur le blanc d’une carte à jouer, était conçu en ces termes : « N’êtes vous donc pas instruits à Grenoble de ce qui doit arriver ce soir ? On doit faire des feux sur la Bastille ; et toutes les communes marcheront sur la ville pour s’emparer des autorités et changer le Gouvernement. »

À chaque instant, des exprès apportaient des dépêches adressées par des curés et des gentilshommes ; le curé d’Eybens, l’adjoint de Vie et celui de La Mure transmirent des détails plus ou moins circonstanciés sur les dispositions des insurgés. Ce dernier accourut furtivement à Grenoble, et annonça que les habitants de son canton et des communes voisines s’avançaient en armes ; que la réunion des bandes rebelles devait avoir lieu à Eybens ; qu’elles étaient attendues par une partie de la population de Grenoble, où elles venaient arborer le drapeau tricolore et proclamer Napoléon II ! Au moment où il recevait ce rapport de l’adjoint de La Mure, le général Donnadieu venait d’arrêter dans la rue un officier en demi-solde, armé d’un sabre et d’une paire de pistolets ; alors seulement le général fut éclairé, si l’on en croit le comte de Montlivaut dans son rapport au roi : « Le nuage vient de tomber de mes yeux, dit-il, nous sommes au milieu d’une vaste conspiration. »

Cependant, le commandant Biollet, sorti de Grenoble dans la journée, avait rejoint Didier à Eybens : Didier lui exprima sa surprise de le voir et la crainte de ne plus trouver, par suite de sort absence, l’appui sur lequel il comptait dans la ville. Eybens est à une lieue au sud de Grenoble ; l’insurrection avait placé en cet endroit son quartier général. Didier, ayant réuni tous ses lieutenants, leur déclara qu’a près ce qu’il venait d’apprendre, il n’y avait pas de temps à perdre pour attaquer. À peine avait-il auprès de lui 300 paysans commandés par des officiers à demi-solde et par des soldats licenciés ; et, malgré les bonnes dispositions des habitants, il n’était pas vraisemblable que d’autres forces se joignissent à lui avant qu’il n’eût remporté une première victoire. Alors, le fanatisme, l’enthousiasme, le prestige des couleurs nationales, et l’amour de la patrie, qui animent les montagnards des Alpes, pouvaient la rendre décisive ; mais auparavant il fallait exécuter un coup de main des plus périlleux, c’est-à-dire enlever, en quelque sorte, une place de guerre défendue par des remparts faciles â garder, par de l’artillerie, par deux légions composées de soldats dévoués aux Bourbons, par le régiment des dragons de la Seine, par une nombreuse gendarmerie, par des gardes nationaux qui ne le cédaient en  rien aux verdets provençaux, et par une compagnie départementale qui, à partir de son capitaine, âme damnée du Casino de l’Isère, ne comptait dans ses rangs que des ennemis déclarés de la Révolution.

Didier ne désespéra pas de la victoire ; il ne voulut même pas attendre que sa petite armée se fût grossie des contingents des cantons de Vizille, du Bourg-d’Oisans, de Mans et de La Mure, ainsi que des douaniers. Sur la rive droite de l’Isère, au sommet d’une montagne assez escarpée et à une hauteur d’environ 300 mètres, existaient, au milieu d’autres débris, les ruines d’une vieille forteresse appelée la Bastille, qu’une antique muraille à moitié détruite liait aux fortifications de la nouvelle ville. Didier dirigera d’abord vingt-cinq hommes sur cette position, puis il fit ses préparatifs pour attaquer en même temps la place par la rive droite et par la rive gauche : d’une part, en arrivant à la porte Saint-Laurent, par le grand village de la Tronche, de l’autre, à la porte de Bonne, sous la protection de deux faubourgs, populeux et renommés dans tout le Dauphiné par leur énergie et leur patriotisme. C’était par la porte de Bonne que le corps principal des insurgés devait pénétrer dans la ville aux cris de Vive l’Empereur !

Le général Donnadieu, convaincu fretin de la réalité de la conspiration, donna l’ordre à deux détachements des légions de l’Isère et de l’Hérault de se porter sur Eybens, et d’y surprendre les rebelles. Ces troupes, après avoir enfoncé un magasin à poudre pour se procurer des cartouches, partirent, précédées par la garde nationale à cheval, qui les dirigeait dans leur route. La nuit était noire et orageuse, l’anxiété la plus vive régnait dans la place. Tout à coup on apprit que les détachements militaires étaient repoussés : effrayés par les cris, le bruit et les quelques coups de fusil de deux cents paysans mal armés et presque sans munitions, les soldats avaient lâché pied.

Le général Donnadieu aurait pu éviter un nouvel engagement dans les ténèbres, en faisant fermer les portes de la ville, précaution qui l’eût mise à l’abri de toute attaque ; mais préférant courir les chances d’un combat auquel d’ailleurs il n’allait pas de sa personne, il se rendit au milieu de la nuit à la caserne de la légion de l’Isère, et la fit ranger en bataille. Après une allocution véhémente, il lui ordonna de passer sur le corps des rebelles et de périr plutôt que de rétrograder. La légion partit aux cris de Vive le Roi ! Mais à peine sur la route d’Eybens, au pied du rempart de la porte de Bonne, les grenadiers de la légion de l’Isère rencontrèrent les insurgés, commandés par Didier, et dont la plupart n’étaient armés que de bâtons ou de piques. Une seule compagnie fit sa décharge sur eux, et ils se dispersèrent presque au premier feu, en vain les chefs faisaient bonne contenance, en vain ils cherchaient à rallier leurs gens et à les ramener au combat, ils bravèrent tous la mort dans une charge à mi-chemin d’Eybens sur le Pont-Rouge, faite avec quelques anciens militaires qui ne les avaient point abandonnés. La fortune trahit leurs efforts : plusieurs d’entre eux périrent les armes à la main ; le reste se retira jusqu’à Eybens, où beaucoup de ces malheureux furent passés à la baïonnette : les survivais se dispersèrent dans les bois. Là fut tué Joannini, homme adroit et intrépide, le plus éminent après Didier : pendant son agonie, il eut la présence d’esprit et la force de tirer de son portefeuille divers papiers, de les déchirer avec les dents et de les tremper dans son sang. Le jeune Guillet (ou Guillot), fils d’un notaire de La Mure, fut aussi au nombre des morts ; c’était un patriote ardent et animé d’un courage héroïque ; son frère, officier d’artillerie et ancien élève de l’école Polytechnique, ne montra pas moins de valeur. N’ayant pu se faire tuer, il quitta la France, et fut plus tard un des réfugiés du champ d’Asile.

Les vingt insurgés qui, sous la conduite du chef de bataillon Brun dit, le Dromadaire, avaient escaladé la Bastille, d’où ils avaient chassé les gendarmes, se retirèrent sans bruit après avoir échangé quelques coups de fusil. Un peu avant le point du jour, le capitaine et la compagnie départementale qu’il commandait, s’étonnant que le feu eût cessé, s’approchèrent du fort : aussitôt un voltigeur, juché sur les épaules d’un grenadier, franchit le mur, et, maître de la place, il s’empara de quelques pots de terre dans lesquels les insurgés avaient fait leur soupe pendant la nuit. Ce fut là ce que le bulletin du général Donnadieu appela un assaut subit et hardi, livré par M. Pellat, à la tête de la garde nationale à pied.

Alors, comme aujourd’hui, on grandissait outre mesure les exploits et les périls des touffeurs d’insurrections : de loin cela semblait quelque chose, mais de près ce n’était rien.

La suite demain…

Si vous avez trouvé une faute d’orthographe, une erreur ou si vous souhaitez ajouter une précision,
veuillez nous en informer en sélectionnant le texte en question et en appuyant sur les touches [Ctrl] + [Entrée] .

Ce contenu a été publié dans ARCHIVES, PRESSE, TÉMOIGNAGE, TEXTE, VILLAGE, avec comme mot(s)-clé(s) , , , , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.