La Conspiration Didier, épisode 4

FEUILLETON HISTOIRE
LA CONSPIRATION DE GRENOBLE — 1816
Texte de Auguis. Publié dans le journal Le Temps en 1841.

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Épisode 4

Pendant cette lutte, le général Donnadieu déployait autant d’activité qu’il montrait peu d’intelligence de la situation : il lui semblait que le danger s’approchait à mesure que le bruit de la fusillade s’éloignait, tant, ans la confusion de ses idées, il était hors d’état de se rendre compte de ses impressions ; avec sa fougue méridionale, il allait, il commandait à tort et à travers. Lancés par lui, les dragons de la Seine en attendant le jour parcouraient la ville au galop sans aucun but ; il haranguait la légion de l’Hérault : « Soldats, leur disait-il, voici le moment de montrer votre dévouement pour le Roi et pour la patrie ; combattons ces brigands qui voudraient diviser notre belle France et nous faire passer sous le joug de l’étranger ? Vive le Roi ! » La ligne répéta trois fois avec force vive le Roi ! Aussitôt des voix impérieuses s’élevèrent avec courroux pour commander aux habitants d’illuminer leurs maisons : ceux qui n’obéissaient pas assez promptement étaient menacés de voir brûler leur habitation. La générale battait partout, dans les rues, sur les places, sur les glacis, sur la montagne ; de toutes parts c’était un tumulte, un fracas, inconnus jusqu’alors dans une place de guerre, même à l’approche d’un assaut.

« En ce moment, dit le général Donnadieu, j’aperçus des feux sur toutes les montagnes qui dominent la vallée, sur tout le cours de l’Isère, depuis Voreppe jusqu’à Chapareillan, c’est-à-dire sur une espace de dix lieues. Je ne doutais pas que ce ne fussent des signaux qui devaient décider le mouvement général de toutes ces contrées, heureusement l’offensive prise par la légion de l’Isère, qui chassait devant elle les bataillons de la Mure, de Vizille et du Bourg d’Oyssans, chargés de faire une première attaque, avait déjoué une partie de leurs projets, etc., etc. »

Le récit du général était vraiment d’une exagération fantastique ; on eût dit qu’il avait livré une grande bataille ou triomphé de cent mille hommes presque miraculeusement ; qu’il avait été assailli sur vingt points à la fois et que partout il lui avait fallu déployer les ressources du génie d’un grand capitaine ; et pourtant ces prouesses si extraordinaires s’étaient bornées à une rencontre, à un choc où l’avantage du côté de la troupe bien armée, bien exercée et plus nombreuse, n’avait pas pu être douteux un seul instant. Ces colonnes, enfoncées, tuées, dispersées, se résolvaient en une seule colonne ; ces bataillons, que rêvait le général, n’eussent pas même formé deux compagnies. Pas un seul coup de fusil n’avait été lire sur la route de Claix ; pas un habitant de ce village n’avait pris part à la révolte ; enfin on ne s’était pas battu. Une seule action qui dût mériter ce nom, et encore ne pouvait-on le lui donner qu’en temps de paix, était celle qui s’était engagée au pied du rempart de la porte de Bonne ; là, sept corps seulement vissaient étendus sur la route, et le général comme le préfet durent le savoir, « car dit M. Rey dans sa pétition, madame Donnadieu et madame de Montlivaut se rendirent dans cet endroit pour les contempler. La froide cruauté de ces dames, ajoute-t-il, ne fut surpassée que par la férocité de quelques jeunes gentilshommes, qui firent caracoler leurs chevaux sur ces cadavres. »

Quoi qu’il en soit, le général Donnadieu n’en affirma pas moins, dans sa première dépêche annonçant la défaite des insurgés, qu’il en était resté quatre-vingt-seize sur le champ de bataille… Cependant qu’étaient devenus les corps des hommes tués dans les proclamations et les rapports ? Le général, pour se tirer d’affaire, dit que « les parents étaient venus dans la nuit enlever et enterrer leurs morts ; » ce qui évidement leur aurait été impossible puisqu’on s’était battu pendant la nuit, et que jusqu’au soir les troupes étaient restées à cheval sur les routes. D’ailleurs, comment quatre-vingt-seize hommes auraient-ils disparu de leur commune sans que personne s’en fût aperçu ?

La troupe n’avait presque pas éprouvé de pertes ; à peine comptait-elle quelques blessés ; mais la pompe de ces hyperboles avait un but ; il fallait bien justifier le débordement de sévérité et d’arbitraire auquel on était impatient de recourir. Le général Donnadieu, qui avait perdu la tête quand il ne prévoyait pas l’issue de ce funeste événement, s’exagéra le succès comme il s’était exagéré le danger. Dans l’ivresse de son déplorable triomphe, dans son désir de se faire valoir, il se hâta de l’annoncer aux commandants militaires des villes voisines. Sa dépêche au général Parthouneau, chef de la 10e division militaire, commençait ainsi : « Vive le Roi ! mon cher général, depuis trois heures le sang na cessé de couler, etc. » Il écrivait au baron Clerc, maréchal de camp commandant le département de la Drôme : « Vive le Roi ! mon cher général, les cadavres de ses ennemis couvrent tous les chemins qui arrivent en cette ville. Depuis minuit jusqu’à cinq heures la mousqueterie n’a cessé dans le rayon d’une lieue ; encore en ce moment la légion de l’Isère, qui s’est couverte de gloire, est à leur poursuite ; on emmène les prisonniers par centaines : la cour prévôtale en fera prompte et sévère justice. »

Le général annonçait aussi à l’un de ses amis que « les corps des morts » et des mourants couvraient deux lieues autour de Grenoble. » Un autre chef mandait que « les montagnes avaient marché sur la ville, et qu’on les avait réduites en poudre. » Et dans un rapport destiné à être mis sous les yeux du Roi, le vicomte Donnadieu affirmait sur l’honneur que le nombre des morts s’élevait à plus de cent. L’éclatante vengeance que l’on projetait de tirer de la sédition accompagnait toujours ces nouvelles données avec tant d’emphase.

La journée du 5 fut marquée par de nombreuses arrestations dans Grenoble et dans les villages environnants ; les soldats firent une battue dans la campagne où ils assassinaient qui ils voulaient. À la petite Tronche, un fabricant de faïence, dont le four avait été allumé toute la nuit, sort à quatre heures du matin pour se laver les mains à une fontaine voisine ; tout à coup il entend crier qui vive ?
— Ami, répond-il. À peine a-t-il proféré ce mot, qu’il est atteint de huit balles dont trois lui brisent le bras droit.
— Je suis blessé ! grâce ! s’écrie-t-il aussitôt.
— Non, Brigand, scélérat ! ripostent les soldats en se précipitant pour l’achever à coups de baïonnette. Il veut écarter le fer, mais il est traversé par un neuvième coup de feu tiré à bout portant dans le flanc gauche. Alors les furieux s’emparent du malheureux baigné dans son sang, et ils l’entraînent à pied jusqu’au poste de la porte Saint-Laurent. Sa femme inquiète des cris qu’elle a entendus s’avance; elle a franchi le seuil de sa maison, mais les assassins la couchent en joue et l’empêchent de voler au secours de son mari, qu’ils eussent égorgé dans le poste, si le capitaine qui les commandait ne leur eût imposé par sa fermeté et n’eût affronté la colère du général Donnadieu, qui avait proscrit tous sentiments d’humanité. Il fit panser les blessures de cet homme avant qu’on le jetât dans les prisons, où les soins qu’exigeait sa position lui furent impitoyablement refusés.

Nul ne seconda mieux les intentions du général que le colonel de la légion de l’Isère, M. de Vautré : à la Mure, il fit ranger sa troupe en bataille, et, ayant mandé le maire, il le menaça de le faire fusiller s’il ne déclarait à l’instant les parents de ceux qui avaient pris part à l’affaire. Lorsqu’on les lui eut désignées, il se les fit amener, et les apostrophant avec fureur il leur dit qu’ils mériteraient d’être fusillés sur la place, mais qu’ils le seraient dès leur arrivée à Grenoble.

La suite demain…

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