FEUILLETON HISTOIRE
LA CONSPIRATION DE GRENOBLE — 1816
Texte de Auguis. Publié dans le journal Le Temps en 1841.
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Épisode 5
Pendant le trajet, il n’y eut [toutes] sortes d’insultes et de mauvais traitement qu’il ne leur prodiguât. Parmi eux était un vieillard accablé de la goutte ; il refusa de lui laisser prendre un bouillon, et alla jusqu’à menacer de sa cravache la propre fille de cet infortuné qui cherchait à le secourir. À Sechillienne, un détachement de la légion de l’Hérault se présente à 2 heures du matin, et, sans eu avoir prévenu l’autorité locale, il investit le domicile d’un ouvrier taillandier soupçonné d’avoir fait partie delà troupe de Didier. Étonné devoir des gendarmes s’introduire chez lui, cet homme demande à être conduit chez le maire : pour toute réponse, on l’accable de coups de crosse de fusil. Alors, saisie la junte crainte d’être fusillé sans forme de procès, il cherche à s’échapper, mais aussitôt les soldats, qui le cernent de toutes parts, font sur lui une décharge à bout portant, et il tombe la cuisse droite percée de deux balles. Déjà, se ruant sur lui, ils se disposent à lui arracher le peu de vie qui lui reste, lorsqu’ils en sont empêchés par le maire et une partie des habitants que le bruit désarmé avait attirés. Le maire eut mille peines à faire surseoir à la dernière exécution du blessé ; les assassins le jetèrent sur une charrette dont l’approche fut interdite à sa famille, à qui il demandait à faire ses adieux. Plusieurs de ces infortunés, qu’on avait ainsi massacrés, succombèrent dans les hôpitaux ; ceux qui survécurent n’en sortirent qu’estropiés et ruinés, après une détention de plusieurs mois, pendant laquelle ils n’avaient pas même été interrogés.
Les chefs de l’insurrection ayant été tués ou ayant pris la fuite, la plupart des prisonniers qu’on amenait à Grenoble n’étaient que de pauvres paysans attirés par la curiosité, sur le lieu du combat, et qui, forts de leur innocence, ne songèrent pas à s’éloigner aux approches des soldats ; très peu avaient été pris les armes à la main. Parmi ces derniers, il en trouvait que les insurgés avaient entraînés ; d’autres, et ceux-là formaient au moins le tiers du rassemblement, n’avaient quitté leurs villages, que parce qu’ils croyaient (le fait a été positivement reconnu) venir assister à des fêtes et à des réjouissances, ainsi que l’a déclaré le 15 janvier 1817, dans son discours à la Chambre des Députés, le duc Decazes, dont nous citons ici les paroles.
À mesure que les convois de prisonniers arrivaient à Grenoble, ils étaient accueillis par la tourbe des royalistes qui les escortaient aux cris de vive le Roi. Des naines habituées à mépriser le peuple, insultaient par leurs ricanements a ces férocités des nobles leur annonçaient, avec la férocité de la peur le sort qui leur était réservé. Quelques-uns des prisonniers, en entendant autour d’eux proférer de ces mots atroces qui peuvent faire présager des intentions de cannibales, répétaient d’une voix faible, vive le Roi ! le plus grand nombre avaient une contenance assurée et restaient impassibles au milieu des clameurs de leurs ennemis. Parmi ces prisonniers amenés sur une charrette, l’un était déjà mort un autre était expirant ; les royalistes ne s’en acharnèrent pas moins contre eux ils conspuaient le cadavre et approchant leur bouche jusqu’à l’oreille. De l’agonisant, ils l’assourdissaient de leurs injures et de leurs vociférations. Pendant que cette société légitimiste se déshonorait par des actes d’une lâche cruauté, la majeure partie de la population, ennemie de Louis XVIII et des Bourbons, gardait un morne silence et plaignait dans son cœur tant de victimes.
Le 5 mai, un conseil de fonctionnaires eut lieu chez le préfet ; a cette réunion assistaient le général Donnadieu, le commissaire général de police Bastard de l’Étang, le comte de Montlivaut, le procureur général Achard de Germane, qui avait la douceur de Bellart, le prévôt, M. Planta, M. Jacquemet, président de la cour prévôtale, et M. Romain-Mallein, procureur du Roi, MM. Donnadieu et Monllivaut, et les autres membres du conseil, à l’exception de MM. Mallein et Planta, voulaient qu’on jugeât les prisonniers « sans désemparer, dans la journée même », et sans s’embarrasser des formalités voulues par la loi. M. Mallein s’opposa fortement à cette précipitation ; il déclara qu’il ne consentirait jamais à l’omission des formalités favorables aux accusés. On céda en apparence : la cour prévôtale fut saisie régulièrement d’une première cause ; mais on se proposait de substituer bientôt à son action, déjà si expéditive, celle d’une commission militaire qui condamnerait aveuglément, et l’on dénonça au ministre de la Justice M. Mallein, dont la probité était devenue gênante.
Dès le 5, les autorités civiles et militaires rendirent des arrêtés terribles qui furent répandus à profusion.
Le surlendemain, un arrêté du préfet commençant par ces mots : « Considérant que la justice et la vindicte publique exigent que tous ceux qui ont pris part à la sédition à main armée soient inexorablement poursuivis et livrés à la cour prévôtale ; que la sûreté générale demande que tous moyens de refuge et de défense leur soient enlevés, » annonça que les possesseurs d’armes de guerre ou de cartouches, ou ceux qui, connaissant ceux-ci, ne les dénonceraient pas seraient traités comme complices de la sédition. Était enveloppée dans la même accusation de complicité toute personne convaincue de donner asile aux rebelles qui avaient marché sur Grenoble. Une récompense, depuis cent francs jusqu’à trois mille francs, était promise à tous ceux qui livreraient les auteurs, chefs ou fauteurs de la sédition. Le nommé Guillot, ancien glacier d’artillerie, de la Mure, était dénoncé à la vindicte publique, et une somme de cinq cents francs devait être payée à celui qui le livrerait à la cour prévôtale.
Cette cour commença l’instruction ; elle le fit avec rapidité, et quatre jours après l’insurrection, elle prononça trois sentences de mort. Les trois condamnés s’appelaient Drevet, Buisson et David. Ce dernier fut recommandé à la clémence du Roi ; on sursit à son exécution. Drevet, ancien soldat de la garde impériale, était marchand à la Mure ; Buisson était épicier dans la même ville : c’était un homme d’une belle figure et d’une haute taille.
Entre quatre et cinq heures du soir, ces deux infortunés furent conduits au supplice. Au sortir de la prison et pendant le trajet, ils firent entendre plusieurs fois le cri de vive l’Empereur ! vive Napoléon II ! Drevet chantait la Marseillaise et le refrain de l’hymne : veillons au salut de l’Empire.
De temps à autre, il répondait aux royalistes qui l’insultaient: « C’est un bon Français qui meurt ! » Buisson ne montra pas moins découragé et de résolution ; son maintien était assuré, et on voyait dans son regard qu’au fond de l’âme il portail celte conviction consolante, que le sang verse par la main du bourreau avance la ruine des mauvais Gouvernements. Montés sur la guillotine, ils proférèrent les cris de vive l’Empereur vive la liberté ! Les royalistes et les troupes rangées en bataille, répondirent par ceux de vive le Roi, vivent les Bourbons ! Drevet lié sur la fatale planche, dit au prêtre, en lui montrant le crucifie : « Voilà mon seul maître » et pendant que le couteau descendait sur sa tête, il invoquait encore la France et Napoléon. Buisson, quand son tour fut venu, réunit sous la main des bourreaux toutes les forces de sa vaste poitrine et remplit la place d’un cri de vive l’empereur ! si plein et si sonore, que le lointain retentissement en fut à peine couvert par ceux de Vive le roi don la chute de sa tête détermina l’explosion.
La suite demain…