La guerre, l’Oisans et les sardines

LA GUERRE, L’OISANS ET LES SARDINES

Source RétroNews : Excelsior, 21 novembre 1916

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BILLET D’UN PROVINCIAL

Mon cher Parisien,
Ce n’est pas seulement un provincial qui t’écrit : c’est plus, c’est mieux ! C’est un montagnard. Je t’écris d’un petit hameau de l’Oisans, dans les Hautes-Alpes, à deux mille mètres d’altitude. Ici, les bruits du monde ne parviennent que difficilement et rarement. Un mulet, attelé à un traîneau, apporte les journaux et les lettres quand le temps le permet. Si le vent souffle trop fort, si une avalanche s’abat sur la route, l’attelage roule et disparaît dans le ravin. On vit sous la neige pendant six mois de l’année. Pour pénétrer dans les maisons, il faut creuser des tunnels et se glisser entre des tranchées blanches, de deux à trois mètres de haut.

Il me paraît superflu d’ajouter que les problèmes qui passionnent les habitants des villes ne se posent pas dans un tel lieu. Ah ! je voudrais les voir ici tes Parisiens et tes Parisiennes que préoccupent la tenue de soirée, la fermeture des thés à six heures, la suppression d’un jour de spectacle, la diminution de l’électricité et la réduction du chauffage ! Le bois mort ramassé avant la mauvaise saison suffit à alimenter la cheminée. On descend dans la salle commune par quelques marches taillées en pleine terre. L’épaisse couche de neige qui couvre le toit en pente est une protection efficace contre le froid. Une lanterne d’écurie, allumée le plus tard et éteinte le plus tôt possible, voilà tout l’éclairage.
Quant à la nourriture, voici. On fait cuire, en automne, un pain étrange dans la composition duquel il entre un peu de tout et même autre chose… Et ce pain — tu m’entends bien, Parisien, qui regrette de ne pas avoir ton croissant quotidien — ce pain, aussi dur que du silex, ce pain qui sert quelquefois de marteau, c’est le fond, c’est la base de l’alimentation de ces montagnards qui ne peuvent pas être ravitaillés, c’est l’essentiel de leur nourriture pendant six mois ! Un peu de lard fumé et des pommes de terre complètent le menu.

Il me fallait te donner ces explications pour l’intelligence de ce qui va suivre. Dans ce hameau de l’Oisans, j’ai vu une vieille femme dont le fils est au front et qui appartient, comme tous les gars de ce pays, à nos merveilleux bataillons alpins. C’est un diable bleu. La vieille venait de recevoir une lettre de son fils.
Elle me la tendit, en me disant, d’un air triste : « Lisez, monsieur… »
Je croyais apprendre de mauvaises nouvelles.
Quelle erreur !
La lettre était pleine de confiance, d’entrain, d’enthousiasme.
Je regardai la mère, et lui montrai mon étonnement de sa tristesse.
— Continuez, monsieur, continuez.
Et je lus… « Et puis, ici, maman, Je suis bien nourri… Pense donc, nous avons de la viande tous les jours, tandis que chez nous, au pays, nous n’en mangeons qu’à Pâques et puis, il y à du bon pain, et des sardines que, ma marraine m’envoie (je lui ai écrit que j’adorais les sardines), et puis, nous avons aussi des confitures, et puis, du vin et du café… »

Vous comprenez que je ne pourrai pas donner tout ça au petit, quand il reviendra… Alors, je suis inquiète… Je voudrais tant le gâter ! me dit la vieille maman.
Je la rassurai et lui prouvai que ses craintes étaient, peu fondées. Quand je partis, mes arguments l’avaient, je crois, convaincue. Pourtant, quand j’allais prendre congé d’elle et remonter dans mon traîneau, elle me demanda, timidement :
— Tout de même, si vous pouviez me faire envoyer quelques boîtes de sardines…

Le Provincial.

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