La fortune du vieux Sylvain d’Auris

LA FORTUNE DU VIEUX SYLVAIN D’AURIS

Source : Les Alpes illustrées, édition du 31 décembre 1896

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La fortune du vieux Sylvain

La neige avait couvert de son blanc manteau les campagnes de l’Oisans. Tout disparaissait sous des frimas d’albâtre, et le paysan ne pouvait retrouver sa route au milieu de cette immensité floconneuse, que par l’infaillible instinct de ses habitudes montagnardes. On était en décembre. La route du Bourg-d’Oisans était bordée de légères stalactites de glace aux aspics où, pendant l’été, de joyeuses cascades amenaient des plateaux du Mont-de-Lans leurs eaux argentées. Un soleil clair et froid irisait de reflets divers leur gracile transparence, et la Romanche mugissant entraînait vers la plaine une foule de glaçons diaprés, qui se heurtaient dans une envolée de paillettes diamantines.

Il était midi, un homme s’avançait péniblement au milieu de cette éblouissante solitude, souillant par la trace de ses pas la couche immaculée de la terre. Il portait le costume des robustes colporteurs, qui abandonnent la montagne pendant toute la saison mauvaise, pour amasser un petit pécule dans le commerce ambulant, et reviennent, durant l’été, cultiver leur héritage. Son visage, jeune encore, mais déjà tourmenté, accusait, à chacun de ses sillons, les préoccupations d’une vie peinée à la poursuite du pain quotidien ; ses yeux reflétaient une âme uniquement absorbée par les choses matérielles et fermée depuis longtemps aux sentiments profonds et aux nobles idées.

Voyageur indifférent, il gravit la corniche pittoresque, où la route s’élève sur la rampe des Commères, puis, parvenu à la hauteur du pont d’Auris, descendit résolument jusqu’au fond du ravin. Là, il franchit l’arche légère jetée sur la Romanche, et suivit l’admirable chemin qui mène le piéton expérimenté au milieu de gracieuses sinuosités, de vertigineux précipices et de rochers presque infranchissables jusqu’au sommet du plateau d’Auris. Il s’avançait, la tête basse, sans prêter la moindre attention aux splendeurs de sa route, cheminant tristement, avec l’automatisme cadencé et sûr des montagnards dauphinois. Il laissa successivement derrière lui le rocher titanesque que le sentier à son début contourne et escalade avec une audacieuse ingéniosité, la petite ferme abandonnée, la légère entaille qui strie et coupe l’effrayante déclivité du coteau, enfin la cheminée, aux lacets rapides franchissant la crête dernière, et le long de laquelle le piéton apparaît au lointain comme un intrépide artisan qu’on élève sur une selle légère le long d’un mur abrupt dont il doit sceller les derniers travaux.

Un peu avant l’entrée du village, le paysan prit une petite avenue et se dirigea vers une maisonnette solitaire, au-dessus de laquelle une mince colonne de fumée estompait, en se dégradant, le bleu violacé du ciel. Il entra sans frapper. C’était sa maison paternelle, où il était né, où il avait grandi, et où son père, le vieux Sylvain, râlait aujourd’hui sa dernière agonie. Il traversa la chambre sans rien dire au vieillard et alla droit à un homme, assis au coin du feu, qui le regardait avec un mauvais sourire :
— « Bonjour. Francis, lui dit-il. Tu ne m’attendais pas ? »
— « Non, Bruno, répondit l’homme de l’âtre, mais tu es toujours le bien venu. »

Bruno s’assit en face de Francis et un silence pénible, souligné par les derniers gémissements du moribond délaissé, succéda à cette froide rencontre. Depuis longtemps les deux frères étaient ennemis, comme tous les campagnards dont les intérêts diffèrent. Leur père, vieil avare villageois, les avait rudement élevés dans la culture de son petit domaine, sans leur donner le moindre bien-être, préoccupé seulement à faire fructifier le produit de ses terres en prêtant, à des taux usuraires, l’argent qu’il pouvait en retirer. Dans ce pays d’Auris, où les Romains avaient trouvé autrefois de précieuses mines d’or, et où les montagnards promènent à présent leur misère sur de riches et insaisissables filons, ils avaient appris combien il est pénible de gagner sa vie à la sueur de son front. Sylvain leur avait inculqué le désir de se constituer un pécule, en leur répétant sans cesse que l’argent épargné assure le présent et garantit l’avenir, mais le père avait gardé tout ce qu’il possédait, refusant de faire participer ses enfants à sa petite aisance, et les frères, talonnés par les besoins de tous les jours, n’avaient pu se constituer le capital rêvé.

Bruno, l’aîné, marié à vingt ans, s’était fixé avec sa femme à Saint-Christophe, de l’autre côté des glaciers, dans une masure qui lui venait de sa mère, et Francis, le plus jeune, était resté près de son père pour le seconder dans ses travaux. Colporteur l’hiver, cultivateur l’été, Bruno n’avait jamais connu l’opulence. Deux enfants étaient venus prendre place à son foyer, et les besoins croissants de sa jeune famille avaient rapidement absorbé, puis dépassé tous ses gains. Au premier appel, le vieux Sylvain avait fermé sa bourse et la misère était venue. Francis, resté célibataire, vivait avec son père, travaillant ferme et dur, sans retirer de ses peines le plus petit profit, supportant vaillamment toutes les privations pour demeurer à la maison et pouvoir, quand viendrait l’éternelle échéance de l’humanité du vieillard, s’approprier pour lui seul la totalité de son trésor. Le terme fatal était venu ; Sylvain mourait, regrettant tout, mais ne laissant aucun regret, et son fils peiné, après avoir caché sa maladie, le regardait agoniser avec une âpre joie, conséquente de sa vie et de son éducation.

L’arrivée de Bruno, attiré par un fatidique pressentiment, de Bruno assoiffé de l’héritage paternel, de Bruno qui avait souffert et voulait défendre ses droits, allait-elle déranger les calculs de Francis ? Les regards acérés des deux frères le faisaient pressentir. Absorbés par une même hantise, ils se désintéressaient des haletances progressives de leur père. L’aîné était entré sans donner au mourant un dernier baiser, le plus jeune n’apportait pas le pieux adoucissement d’inutiles soins aux derniers instants de sa vie. Tous deux se fixaient, les yeux dans les yeux, songeant tous deux à l’héritage.

Bruno rompit le premier l’embarrassant silence :
– « Il va mourir, dit-il cyniquement, je suis pressé, prenons sa clef et partageons vite l’argent à l’amiable, pour que je puisse descendre avant la nuit. »

Francis ne répondit rien, laissa son frère approcher du lit pour chercher et prendre autour du cou moite et décharné du père, la clef suspendue à un mince cordonnet de cuir. Le vieillard fit un geste de dernière et inconsciente avarice pour retenir sa chère clef, se souleva un peu et retomba avec un long soupir. C’était fini. Francis ne quitta pas son siège. Bruno, insensible, alla à l’armoire, en retira une caisse, l’ouvrit ; poussa un hurlement qui n’avait rien d’humain, et revint vers son frère les poings fermés, les yeux hagards, ivre de colère, en criant :
— « Plus rien, où est l’argent, tu l’as déjà volé ! »

Francis se leva, prêt à recevoir le choc, il y eut un à-coup rapide, l’aîné eut le dessous, il fut jeté dehors, et le plus jeune ferma solidement la porte derrière lui. Bruno, furieux, martela d’abord de ses poings et de ses pieds l’huis clos, troublant de sa colère impie le funèbre silence dans lequel le père reposait éternellement ; puis, voyant la vanité de ses efforts, se retira lentement en longeant la maisonnette. Arrivé sur la route, il revint en marchant dans la trace de ses pas et alla se blottir dans un petit cellier ouvert que les Dauphinois, dans leur patois pittoresque, appellent un « Tinerieu ».

Bruno attendit longtemps sous le froid clair du ciel. Glacé, frissonnant de tous ses membres, l’âme ardente, le cœur ulcéré, il guettait l’heure propice comme le fauve attend sa proie. Il n’avait qu’une pensée dont l’obsédante le grisait et l’enfiévrait : l’argent, retrouver l’argent, c’est-à-dire l’avenir, la considération, la prospérité, le bonheur. Il avait durement travaillé, impatiemment attendu, il allait enfin jouir… suprême espoir auquel il ne voulait pas renoncer, pour lequel il entendait combattre et dont il saurait faire une réalité.

Les heures s’écoulaient. Francis, rassuré par le calme ambiant, crut pouvoir aller au village annoncer la mort du père et remplit les formalités que la loi impose en pareille occurrence. Avant de partir, il scruta les environs, examina les traces de pas et conduit par celles de son frère jusqu’au chemin battu par un troupeau, il plaça la clef d’entrée dans son habituelle cachette et se dirigea vers la mairie.

La tête penchée hors de l’étroite lucarne du « Tinerieu ». Bruno le regarda s’éloigner : il vit sa silhouette diminuer graduellement sur la route blanche, entailler l’horizon, puis disparaître. Alors, sans craindre une rencontre dangereuse, il pénétra dans la maison paternelle, ouvrant la porte comme autrefois au retour des champs. Il traversa rapidement la première chambre. Les grands yeux éteints de son père, qu’une main pieuse n’avait point fermés, l’embarrassaient malgré lui, non par pudeur, mais par suite de cette frayeur inconsciente de l’homme qui veut cacher ses mauvaises actions. Il gravit l’escalier conduisant à la chambre de Francis. C’est là que se trouvaient encore leurs lits jumeaux d’autrefois, où, enfants, ils se racontaient le soir, à voix basse, leurs naïves aventures, où jeunes gens, ils aimaient à causer de leurs projets d’amour ou d’avenir, et il entra dans ce nid de souvenirs, sans rien au cœur des réminiscences d’antan, hanté seulement des basses idées de fortune, d’héritage, d’argent.

Dans un coin obscur se trouvait une vieille malle, c’était l’armoire de Francis. Bruno en brisa la serrure d’un coup de pied, l’ouvrit, la fouilla fiévreusement, bouleversant tout ce qu’elle contenait, et finit par en retirer un vieux portefeuille rouge qu’il connaissait bien… le trésor du vieux. Les yeux en feu, l’âme en fête, il l’ouvrit, et, sans songer à l’heure qui s’écoulait avec sa fatale régularité, il compta et recompta avec amour les billets bleus, les titres, les pièces de cent francs blotties çà et là… Cinq mille francs ! C’était la richesse ! la fin des pénibles voyages d’hiver, la masure reconstruite, l’aisance, le bonheur.

Il rêvait depuis longtemps, quand soudain il entendit un bruit de pas, une porte s’ouvrit, l’escalier gémit. Il se sentit perdu… et, sans hésiter, prit son élan et sauta par la fenêtre en serrant contre sa poitrine le précieux larcin. La neige amortit sa chute, il se releva sans blessure et gagna, en courant, la route de la cheminée. La nuit était venue, il espérait échapper à son frère, cinq minutes de répit et il était sauvé.

Francis, en voyant fuir un homme au milieu des blanches ténèbres de cette neigeuse nuit, devina tout ; il se précipita vers sa malle, poussa un grand cri, et franchissant à son tour la croisée ouverte, se lança comme un fou à la poursuite de Bruno.

Effroyable chasse que celte chasse humaine dans l’obscurité livide, sur le sol hivernal qui criait sous leurs pieds. Ils descendirent comme deux avalanches humaines la redoutable cheminée, où le pied doit chercher sa place avant de se risquer plus loin. La neige et les roches, détachées au passage, roulaient en blocs grossissants ou en cascades silencieuses, rayant la pente jusqu’au ravin. Bruno buta au dernier lacet et tomba à genoux. Il se releva vite, mais il avait perdu quelques secondes, toute son avance, aussi à peine était-il au milieu du sentier qui strie la côte abrupte du mont entre la petite ferme et la cheminée, qu’il sentit la main de Francis s’abattre sur son épaule et le souffle oppressé de son frère haleter sur son cou. Il se retourna, essayant de se dégager, défendant le portefeuille rouge qu’il serrait dans sa main droite, comme en un intangible étau, mais sur lequel s’était aussi attachée la main crispée de son ennemi. Cruelle minute. Ils eurent tous deux la même pensée, une pensée mauvaise… le précipice était là, et l’un d’eux devait mourir… Il y eut un à-coup, un brusque sursaut, et tous deux se trouvèrent près du gouffre. Des efforts simultanés les rapprochèrent. Ils luttèrent d’une seule main, tandis qu’ils tenaient de l’autre leur commune fortune, leur héritage infini, et essayèrent de se faire perdre mutuellement l’équilibre. Bruno succomba le premier dans cet horrible duel ; il glissa, mais son dernier instinct comme sa dernière pensée l’attachant encore à son trésor, il resta suspendu au portefeuille les doigts collés au maroquin comme des tentacules d’acier. Francis, pour ne pas abandonner sa conquête, se rejeta en arrière par un brusque mouvement de recul, mais ses talons glissèrent sur la neige battue et il suivit son frère dans sa chute vertigineuse, allant se briser avec lui sur les rochers éternels du ravin.

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Le lendemain, des paysans découvrirent près du lit de la Romanche les cadavres des frères ennemis tenant encore tous les deux la fortune du vieux Sylvain. On les enterra avec leur père sous le sol d’or d’Auris et leur héritage venant tout naturellement aux enfants de Bruno, il n’y eut pas de partage amiable.

E. R.

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