LA GOULE BLANCHE
Drame passionnel en Oisans sur fond de mine d’argent
Source Gallica : L’Alsace illustrée
Édition du : 15 mars 1951
Autres récits :
– Une course à Allemont
– l’Idole de Granit 1/2 et 2/2
– La Combe du loup
LA GOULE BLANCHE
PAR ANDRÉE VERPIOT
Dès que le chevalier d’Orvenat fut introduit dans le boudoir de sa pupille, il regarda autour de lui avec curiosité, soupesa une soupière d’argent sur la tablette de cheminée, feuilleta des volumes marqués de signets, dont il releva les titres : « Minéralogie — Atlas minéralogique de France — L’art d’exploiter les mines métalliques. »
Un claquement de talons dans le vestibule lui fit gagner vivement un fauteuil placé contre l’une des hautes fenêtres donnant sur la rue Perollerie. Quand la porte s’ouvrit, M. d’Orvenat semblait occupé à suivre le va-et—vient des promeneurs dans ce quartier fréquenté de Grenoble.
— Ah ! ma chère Clarisse, dit-il, faisant une profonde courbette. Que je suis heureux de vous voir !
— Vous avez reçu l’ordonnance royale, monsieur ?
— Certes ! Sur votre requête, le roi m’invite à vous remettre dans le plus bref délai mes comptes de gestion et les plans inventaires et dossiers utiles à l’exploitation des mines de Fontclaire. Voilà une sommation de nature à offenser profondément un homme tel que moi !
Elle tendait les mains vers la sacoche de cuir que le chevalier maintenait serrée contre lui. À regret, il y prit une liasse de papiers qu’il déploya sur ses genoux.
— Voici. Vous allez d’abord prendre connaissance du dernier inventaire. Vous constaterez que tous les bénéfices de la fonderie vous ont été versés récemment, à votre majorité. Mes comptes sont en règle. Que pouvez-vous me reprocher, Clarisse ?… D’avoir tardé quelque peu à vous céder la direction de vos mines ? Mais comprenez, chère enfant, que je craignais pour vous une ruineuse aventure… On dit, ma pauvre petite, que vous avez choisi pour gérant de Fontclaire un bellâtre sans expérience ! Laissez-moi vous mettre en garde…
— Rassurez-vous, dit Mlle de Charvillans, contenant avec peine un fou rire qui gonflait ses joues veloutées, rassurez-vous, monsieur, je vous prie : mes intérêts sont — maintenant — en bonnes mains.
Le visage du baron se pétrifia. En réalité, il ne savait rien du nouveau gérant de la concession, et il souhaitait passionnément d’être renseigné. Il ouvrit les lèvres pour une question, mais déjà la pétulante Clarisse, penchée sur les plans dont elle suivait de l’index la géométrie compliquée, exigeait des explications :
— Ces chiffres entre parenthèses ? demanda-t-elle.
— Ils indiquent les épaisseurs des colonnes minéralisées, Clarisse. Vous voyez à cinq cents mètres en surplomb du lac de la Fare, une galerie qui descend par paliers au flanc du plateau forestier de Fontclaire. C’est la « Goule Blanche » long couloir de quartz et diorite, où j’ai inventorié l’an née dernière, plus de sept failles comblées de cristaux aurifères d’une grande valeur.
« En amont du torrent, voici le gisement découvert par votre père, il y a une quarantaine d’années (en 1779, je crois). Remarquez l’épaisseur des filons. Ce minerai superbe, qui recèle en moyenne 1.900 grammes d’argent pur par tonne de plomb, a servi par exemple, à forger cette pièce-là… »
M. d’Orvenat souleva délicatement l’aiguière qu’il avait admirée quelques instants auparavant.
— Écoutez, Clarisse !
Il heurta la masse étincelante : deux plaintes fluides et claires résonnèrent, et l’on eût dit que leur vibration se communiquait à tout le corps de ce sexagénaire cupide, car le chevalier tremblait, le souffle court.
Veuf, en rupture complète avec son fils unique, qu’il avait honteusement grugé, il ne vivait que pour agrandir encore ses immenses domaines. Quinze ans plus tôt, à la mort du baron de Charvillans, M. d’Orvenat s’était fait attribuer, à titre de cousin, la tutelle de Clarisse, orpheline. Or, la jeune fille se basant sur les rentes dérisoires qu’on lui laissait, avait longtemps jugé sa propriété minière peu importante ; elle s’apercevait tout à coup qu’elle possédait les gisements les plus riches de l’Oisans.
— Avant tout, mon enfant, dit le chevalier quand il eut rempli sa mission, prenez un administrateur ayant de fortes connaissances géologiques…
— Et de la probité ! coupa Clarisse, dont le sourire moqueur découvrait des dents pointues blanches et serrées comme des pétales de pâquerette. J’ai le bonheur, monsieur, d’avoir enfin trouvé un protecteur qui se charge de réparer tous vos méfaits ! Le vieillard prit sa canne, se leva majestueusement.
— Mademoiselle, reprit le vieillard, maîtrisant sa rage — souvenez-vous que je suis le plus ancien prospecteur du royaume.
Il prit congé, refusant l’escorte du valet qui ricanait derrière son dos.
Prostré au fond de sa voiture, le chevalier pensait qu’un intrigant de la Cour, acharné à le perdre, avait circonvenu la naïve jeune fille. Évoquant les noms de ses ennemis, le vieux gentilhomme supposait qu’il lui serait facile d’identifier le nouveau gérant de Fontclaire. Mais il questionna en vain financiers et magistrats de la contrée : tous se récusèrent, comme s’il se fût agi d’un secret d’État.
À la lueur d’un four de coupellation, Clarisse de Charvillans faisait miroiter les blocs de quartz aurifères, truffés de paillettes rousses dans leur épaisseur glacée.
— Quelle teneur en métal pur, Gualbert ?
— Entre 700 et 800 grammes par tonne… Mais il y a des quartz plus riches encore à 500 mètres de profondeur dans la « Goule Blanche », des cristaux d’une teinte opaline et d’un éclat extraordinaire qui donnent la tentation de s’enfoncer toujours plus loin sous cette terre privilégiée.
Le jeune homme étala sur une tablette du laboratoire des cuivres carbonatés. Des argilites au doux pétillement gris.
— Vous les regardez si avidement, dit Clarisse, que je pense à l’offre diabolique : « Faites que ces pierres deviennent des pains ! » Cette expression de convoitise vous prête une ressemblance momentanée avec quelqu’un que je déteste autant que je vous aime.
Gualbert nettoyait des creusets qu’il rangeait en ordre sur les tables d’analyse, allait d’un four à l’autre et réglait les foyers, pesait les lingots en se parlant à lui-même :
— Ces minerais partiellement grillés sont à refondre. Il faut que je m’assure, avant de convoquer la main-d’œuvre, si les puits d’extraction sont encore praticables en amont du torrent. Quant à vous, Clarisse, il faut que vous preniez désormais la responsabilité des comptes de métallurgie.
La jeune fille jouait à placer dans ses mèches blondes des cristaux qui égrenaient des constellations sur la peau éclatante.
— Gualbert, les chiffres m’assomment.
— Rappelez-vous, chérie, que les duchesses de Bretagne géraient elles-mêmes leurs propriétés minières !
— Elles devaient être laides ! Car les belles ont mieux à faire qu’à se consumer d’ambition sur des rapports et des plans. Moi, j’apprends la « Walzer » autrichienne avec le duc de Dalberg qui a séjourné à Vienne. C’est charmant, vous allez voir. Suivez-moi !
Elle prit Gualbert par l’épaule l’entraîna en chantant :
— Un pas glissé. Décrivez un arc de cercle avec votre pied droit, tournez sur vous-même, Gualbert ! Que vous êtes lourd et gauche !
Rien n’était plus drôle, en effet, que de voir évoluer ainsi la silhouette massive du jeune savant sur ce fond de laboratoire enfumé. Sa figure pensive aux joues creuses, au regard fixe et profond, avait un air souffrant.
— Mais il vous faut apprendre bon gré malgré cette jolie danse, Gualbert. Le mois prochain, pour la fête du roi, il y aura grand bal à l’Opéra. Nous irons ensemble.
— Jamais ! s’exclama Gualbert, lâchant le bras de sa fiancée.
— Si vous refusez de me conduire à cette fête, M. de Dalberg me servira volontiers de mentor. Il est d’âge respectable.
— Vous n’irez pas à Paris sans moi !
— Jaloux ! reprocha Clarisse avec un rire d’orgueil. Elle lui tendit ses petites mains à baiser. Il remonta le long des bras tièdes, ploya la nuque envahie d’une tendre broussaille dorée, appuya les lèvres sur la gorge, à l’endroit où il sentait battre les sons de cette voix douce :
— Cher fou ! Laissez-moi profiter de mes derniers mois de liberté. Voyons, monsieur, dit-elle, lui pinçant l’oreille, souhaitez-vous épouser une petite niaise demeurée sur ses terres et ignorant tout du monde ?
Pour la fête du roi, Mlle de Charvillans assista à toutes les réjouissances parisiennes. Elle écrivait régulièrement à son fiancé et recevait de lui des nouvelles accompagnées de rapports détaillés sur l’exploitation. Tout à coup, à la mi-septembre, la correspondance s’arrêta.
Plus rien ne venant de Fontclaire, elle revint, tourmentée par des doutes qu’elle ne parvenait pas à chasser, car elle se rappelait certaines expressions de convoitise qui défiguraient parfois le jeune homme.
Elle apprit l’événement dès la petite commune d’Allemont-en-Oisans.
À la Fare, l’eau chantait sous les ronces et pourrissait plusieurs hectares de taillis dont les branches se débattaient encore au-dessus de l’eau grise. Très haut, par-dessus les brouillards d’automne, la tache crémeuse du Glacier des Grandes-Rousses était de venue livide. Le torrent en jaillissait avec de grondeuses pulsations emportant des troncs de mélèzes, des rocs, des cabanes de bergers flottant avec un clapotis lugubre.
Clarisse essaya de gagner l’amont. D’arbre en arbre, elle avançait, souillée de boue, déchirée par les ronces, happée par des trous marécageux. Soudain, elle vit la fonderie amarrée en plein courant, décapitée par la brume. Les fenêtres du laboratoire et de l’atelier de forges, restées ouvertes, montraient les machines arrêtées, le désordre familier des creusets éparpillés sur les étagères la veille. Des cabestans secouaient mollement leurs chaînes à l’entrée comme si l’exploitation eût cessé des puits inondés.
Clarisse rebroussa chemin, tragiquement seule dans ce paysage qui s’en allait à la dérive. Les barques des sauveteurs ne pouvaient encore accéder au lieu de la catastrophe qu’on supposait provoquée par les grandes pluies d’automne. Le déversoir du lac était comblé. Il fallut pratiquer avant l’hiver le dénoyage des galeries superficielles, mais le danger d’éboulis fit promptement renoncer aux travaux de recherches.
La jeune fille perdit tout espoir de revoir son fiancé, son angoisse devint intolérable, elle dépérit, écrivit à son tuteur et ne reçut aucune réponse. Longtemps elle le guetta. Un soir de février, elle l’accosta comme il passait dans sa voiture chargée de malles, suivi de gens en livrée de voyage. Une neige molle s’émiettait doucement sur Grenoble.
— Monsieur, s’écria Mlle de Charvillans penchée à la portière et suppliant le chevalier du regard. Écoutez-moi un instant ! Il m’est arrivé malheur. Quoi ! Ne savez-vous pas que Fontclaire a été inondé ? Les mines ne sont plus qu’un affreux chaos et je crains que l’exploitation ne soit à jamais perdue.
Le chevalier toisa cette fille blême, amaigrie, dont le ton se faisait humble.
— J’ignorais cela, mademoiselle, dit-il, d’un air suffisant. Je reviens de Paris où j’ai obtenu une charge très haute au Parlement. Je déplore votre malheur… Mais, aviez-vous pris soin de faire réparer le cuvelage de la « Goule Blanche » ? Je me souviens d’avoir trouvé quelques amas d’eau dans cette galerie. Votre administrateur avait-il pris toutes les mesures nécessaires à sa sécurité ?
— Récemment, il avait fait creuser un canal de décharge, en cas d’infiltration.
— C’était un peu tard ! L’an dernier, quand vous m’avez congédié, j’allais justement m’occuper de faire murailler les voûtes de la « Goule Blanche » sur toute la longueur des filons, car ces roches de diorite sont dangereuse ment perméables. Des fissures ont dû se produire depuis… Si vous m’aviez fait l’honneur de me laisser votre confiance, cette catastrophe ne serait pas arrivée. J’ai encore chez moi un rapport sur la place des poches d’eau.
— Et vous n’aviez pas noté ces amas d’eau sur les plans ?
— À quoi bon ? Un prospecteur digne de ce nom peut prévoir un coup d’eau dans une mine ; il y a l’odeur caractéristique des étais qui pourrissent, les condensations fréquentes sur les parois menacées, le son ténu — mais perceptible pour qui a l’expérience des souterrains — de l’eau qui commence à envahir les failles…
La jeune fille eut un cri désespéré :
— Mon Dieu ! Il est perdu… Pourquoi ne m’aviez-vous pas avertie ?
— Ne m’aviez-vous pas substitué un « protecteur dévoué, capable de réparer tous mes méfaits » ?
— Assassin ! hurla Mlle de Charvillans.
Le chevalier fit signe au cocher de démarrer, la voiture s’ébranla ; mais Clarisse s’accrochait à la portière et voulait parler encore, sa voix se brisait, les flocons de neige couvraient sa figure, entraient dans ses orbites, la changeaient en statue. Sur cette promenade du cours Saint-André dont les arbres énormes agitaient doucement leurs palmes, la malheureuse avait l’air d’une Ariane de marbre oubliée dans un parc. Avant de s’évanouir, elle put crier enfin :
— Par votre coupable silence, vous avez tué votre fils, Gualbert d’Orvenat !
Andrée VERPIOT