L’immigration des enfants en Oisans

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Enfant et sa mère, en attente de vie, source : Vieux livres Illustrations

L’IMMIGRATION DES ENFANTS EN OISANS

Source Gallica Bulletins de la Société dauphinoise d’ethnologie et d’anthropologie
Date d’édition : 1929

Sujets connexes :
Le calendrier montagnard
Population d’ensemble de l’Oisans

Nota : Dans cette analyse publiée en 1929 dans le Bulletins de la Société dauphinoise d’ethnologie et d’anthropologie, André Allix aborde l’immigration des enfants dans le bassin de Vizille et l’Oisans, il montre que ces régions accueillaient de nombreux enfants abandonnés, notamment des pupilles de l’Assistance publique. Cette pratique, courante dans les zones reculées, fournissait une source de revenus aux familles locales. Selon les communes, l’accueil variait, certaines ayant plus d’enfants immigrés que natifs (locaux). Une fois adultes, les enfants placés restaient souvent dans la région, contribuant à la main-d’œuvre agricole, parfois ils se mariaient et faisaient souche. Cependant, malgré leur intégration, ils restaient socialement inférieurs aux enfants locaux. Cette immigration était cruciale pour l’économie rurale, oscillante entre misère, précarité certaine et parfois prospérité. L’ouvrage « Les enfants trouvés du Dauphiné » de Bernard François relate dans le détail cette page de notre histoire uissane.

Bien des campagnes trouvent dans le nourrisson des villes un appréciable surcroît de revenus. Aux portes de l’Oisans, c’est une des formes de l’activité familiale dans le bassin de Vizille. Mais l’Oisans est trop loin, trop rude pour tenter les mères de famille.
En revanche, ses conditions d’existence lui permettraient de nourrir des enfants à bon compte, surtout en les utilisant. Aussi s’est-il (comme plus d’un pays reculé, en montagne notamment) fait une spécialité de recueillir les enfants abandonnés, les pupilles de l’Assistance publique. À ces destitués de naissance s’ajoutent des orphelins de circonstance, et notamment beaucoup de pupilles des œuvres de protection de l’enfance ; c’est ainsi qu’aux produits des hôpitaux, issus de Grenoble, de La Tronche ou de Voiron, s’ajoutent des enfants immigrés de Paris et de toutes sortes d’autres provenances — parfois de provenance indéterminée. Parmi cette race saine où le goitre — par contraste avec la région d’Allevard — est pratiquement inconnu, les malheureux qui présentent des traits de dégénérescence (très petite minorité d’ailleurs) sont nés dans les grands centres.

Peu de communes sont exemptes de cette immigration d’enfants : Saint-Christophe, éliminée par la distance, La Grave et le Villard-d’Arène rattachées à un autre département d’où les communications sont malaisées et rendraient trop onéreuse la surveillance des pupilles, les inspections du médecin de l’Assistance et des dirigeants d’œuvres bienfaisantes. En 1921, les 529 pupilles et anciens pupilles introduits — en Oisans sous ces diverses formes se répartissent entre 18 communes. Mais certaines en ont très peu : Oulles et le Villard-Notre-Dame n’en comptent que 2, Venosc, le Villard-Reymond et Auris que 5, La Garde et le Villard-Reculas que 4. En revanche, certaines communes en font une véritable entreprise. Le Mont-de-Lans compte 33 pupilles et anciens pupilles, dont 19 n’ont pas 10 ans, contre 54 enfants nés sur place. Besse, 34 pupilles, dont 24 enfants, contre 75 enfants du pays. Allemont, 82 pupilles dont 74 enfants contre 103 du pays. À Oz et à Vaujany, le total des enfants immigrés dépasse celui des enfants locaux : Oz, 114 pupilles, dont 98 enfants, contre 75 ; Vaujany, 170 pupilles dont 133 enfants, contre 82, proportion plus de 3/2.

Aux temps de misère, l’enfant assisté a eu dans ces communes le caractère d’une véritable industrie complémentaire, sans laquelle la balance de la vie rurale eût pu se trouver en déficit. On faisait d’incroyables efforts en vue de ces mesquins bénéfices.
Certains ménages de Vaujany ont pris, prennent encore à la fois 4 et même 5 enfants assistés ; à Oz et Allemont on ne dépasse guère le maximum de 3, beaucoup de ménages en ont 2 ; dans le reste de l’Oisans, le taux normal est d’un seul. Parfois les maigres secours en nature et en espèces reçus de l’Assistance et des œuvres fournissent toute la subsistance ; une veuve R…, du Mont-de-Lans, par exemple, tient deux enfants assistés qui sont à la fois toute sa famille et tout son métier.

Les enfants assistés sont en outre, dès qu’ils grandissent, pour la vie rurale un secours très utile — presque indispensable dans la période actuelle d’activité croissante et de population en décrue. Ils fournissent une main-d’œuvre à bon compte, pour les travaux agricoles et surtout pour les devoirs pastoraux, auxquels des enfants peuvent suffire. Ils ont depuis longtemps leur place marquée dans l’économie rurale. Ils ont aussi leur place à part dans la famille paysanne. Au milieu de cette forte unité, ils tiennent un peu, toutes proportions gardées, le rôle des pages dans la famille aristocratique de jadis, ou plus exactement le rôle des clients dans la famille romaine : supérieurs à des domestiques rétribués, ils marquent par rapport aux enfants du maître une nuance sensible d’infériorité. Le trait de mœurs est général en Oisans et sans aucune discussion.

Tous les enfants assistés ne sont pas destinés à passer toute leur vie dans le pays, il s’en faut. Ici aussi nous sommes en présence d’une sorte d’immigration temporaire, ou plutôt d’une immigration à terme. Le père de famille qui se soucie de caser ses descendants et dont le patrimoine est limité n’a rien à laisser à ses enfants d’occasion ; normalement, ceux-ci ne peuvent s’attacher au pays que comme ouvriers agricoles, s’ils ne trouvent pas mieux ailleurs après le service militaire, ou comme employés de l’industrie. Les filles restent plus aisément, par la voie du mariage ; mais, à cet égard encore, patriarcat et patrimoine s’accordent le plus souvent pour repousser hors des limites de la communauté ceux et celles que l’antiquité grecque eût appelés des « métèques ». Pourtant, on peut évaluer à un bon tiers le nombre des anciens pupilles qui se fixent en Oisans après leur majorité, et dont une partie y fonde des familles.
Ceux qui ont de la conduite et de la chance arrivent à la propriété, et dès lors l’opinion ne fait plus de différence. Si l’on remonte à deux ou trois générations, on constate que bien des noms qui ne figurent pas parmi les vieilles souches du Moyen Âge ont été importés dans les familles d’Oisans par cette voie.
Quelques-uns des notables les plus considérés de certaines communes que l’on pourrait citer, quelques chefs de puissantes familles rurales sont d’anciens enfants assistés. Remarquables exceptions, qui ne suffisent à masquer, ni la rareté relative des naissances, ni la décrue du peuplement depuis trois quarts de siècle, ni l’ancienneté du peuplement actuel, envisagé dans son ensemble.

L’immigration des enfants n’est pas plus un fait propre à l’Oisans, ou même à la montagne, que l’émigration des adultes.
Deux traits de pays pauvres, que l’on pourrait retrouver dans plus d’une plaine. L’immigration des ouvriers exotiques est, depuis la guerre surtout, un problème dauphinois ; elle était déjà auparavant un problème français, même dans certains pays agricoles du bassin de Paris, qui n’ont pas d’autre ressemblance avec notre rude montagne et avec sa vallée d’usines. Ce n’est donc pas dans un déterminisme brutal, dans une sorte de fatalité physique, que nous devons chercher en ce pays le lien de l’homme et de la nature. L’adaptation est beaucoup plus subtile.
Mais la valeur des méthodes qu’ici la tradition des siècles, l’apport des anciennes tribus ont suggéré à l’habitant ne peut mieux se juger que dans le mouvement de population. La variation du nombre des hommes, comparée aux conditions économiques du moment, est ici un réactif d’une sensibilité exceptionnelle, précisément à cause de la rudesse du pays, de l’exiguïté qu’il impose à la marge utilisable entre misère et prospérité.
Les oscillations dans un sens ou dans l’autre sont rapides, et toujours au voisinage de la limite. C’est ainsi que la démographie, échappant à la pure statistique, permet de poser le problème fondamental de la géographie humaine.

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