Braconnage au canton de La Grave

Cliquez-moi !BRACONNAGE DANS LE CANTON DE LA GRAVE
Extrait de contribution à l’étude des coutumes des hameaux du canton de la grave (Hautes-Alpes)
Par Mme Rivier-Sestier, Dr en pharmacie (voir Procès-Verbaux mensuels de l’Ethno No 215-217 et 218-220, édité en 1952)

Archives : André Glaudas

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Braconnage à La Grave

Tout bon montagnard aime chasser, ceux de l’Oisans comme les autres. Non seulement la chasse est un appoint sérieux permettant d’améliorer la nourriture quotidienne, mais c’est encore un des rares moyens de se procurer de l’argent en vendant la chair ou la peau des animaux tués.

Les droits de chasse et de pêche, autrefois, étaient réservés au Dauphin, mais cette interdiction parait être surtout une lutte contre le braconnage (Allix, Oisans aux moyen âge). En 1621, on réservait au Dauphin les « oiseaux nobles » et les habitants de La Grave et du Villar-d’Arène « conservaient la chasse de la bête fauve à charge d’en offrir la peau et les cornes à la cour de Grenoble qui avait le droit de prendre ces dépouilles au prix du commerce. » En 1446, par une lettre partie de Valence, le 21 février, le Dauphin Louis II, qui devait régner sous le nom de Louis XI, enjoignait « de faire défense de chasser dans les forêts, bois et garennes delphinales sans autorisation expresse, excepté toutefois la chasse aux ours, renards et chamois (Pilot de Thorey, Catalogue des Actes du Dauphin Louis II) ».
Le gibier de l’Oisans était abondant. Aux bêtes fauves, ours, renards, loups, s’ajoutaient les sangliers, les bouquetins, espèce aujourd’hui à peu près disparue, « les chamois et les boquetains de Malleval en la paroisse de La Grave » que signale Marcellier dans son inventaire (Inventaire Marcellier. T. VI Fo 90). S’y ajoutaient encore les lièvres roux et blancs, les perdrix grises et rouges, les fameuses bartavelles, les rapaces et une infinité de petits oiseaux d’espèces variées qu’il est défendu de chasser « à la chouette, pipées, obry ou bricollets, baguettes et autres engins à glu, trébuchets et lacets, sous peine de 100 livres d’amende (Ladoucette, 3e éditions P. 74). »
Les habitants de l’Oisans pouvaient, en se conformant à certaines règles, chasser tout à leur aise. Mais chasser en temps prohibé avec des engins défendus est un plaisir autrement exaltant, qui allie à l’ardeur de la quête du gibier la joie savoureuse de duper les gardes et les gendarmes. Braconner devient ainsi une nouvelle forme de l’Aventure, c’est pourquoi les habitants de l’Oisans ont toujours eu l’amour du braconnage, dans le sang. Il fallait entendre le vieux Berthieux parler de son chien, de son fusil et de ses aventures !

Son chien d’abord :
— Ce que je préfère à tout, disait-il, c’est ma chienne, Diane. Elle est de race. Sa mère était une setter et son père un braque d’Auvergne. Tout ça, bons chiens de plume. Pour moi, ces « corgniauds » de courant ne sont bons à rien. Diane et moi, nous sommes deux copains. Quand je descends à La Grave, acheter du tabac, je l’attache avec une ficelle. Ne voyez-vous pas qu’une auto me la tue ?
Je suis vieux. Je ne peux plus chasser le lièvre. Diane est comme moi, elle a les yeux un peu brouillés. Mais son nez est bon. L’ennui, c’est qu’elle arrête tout. Mais je connais ses manières. Le poil hérissé et la queue basse, c’est un serpent. Le poil lisse, la queue haute, c’est du gibier. Nous nous comprenons, tous les deux, depuis que nous chassons ensemble ! Un Monsieur de la ville m’en avait offert mille francs.
— J’aime mieux crever que de la vendre. C’est que pour nous, chasseurs, le chien, c’est tout. Avec le fusil, bien entendu. Là-dessus, il allait chercher ce fameux fusil afin de le faire admirer. Il le prétendait garanti et signé.
— Sur le canon, là… Pour qu’on l’ait garanti, il faut bien qu’il en vaille la peine !
Il avait aussi, dans un coin, quelques « vieilles pétoires » qu’il achetait, à l’occasion, pour cent sous.
— Ce que j’en fais ? C’est pour les passer aux gendarmes… quand on a un procès-verbal… la loi c’est la loi. Il faut donner un fusil. Pas besoin d’une oeuvre d’art, n’est-ce pas ?
Là-dessus, il se lançait dans des considérations sur les gendarmes.
— Les gendarmes et nous, on se comprend. Ils savent bien que nous ne sommes pas de mauvais bougres, et que, à part un peu de contrebande autrefois, ou de chasse en temps prohibés aujourd’hui, il n’y a pas meilleurs citoyens que nous, par ici ! Et puis, les gendarmes, c’est comme de tout. Il y en a plus de bons que de mauvais. Tenez :
Et les histoires de braconnage commençaient. C’étaient d’abord les aventures consécutives à la chasse des alpins (Niverolle, Fringilla Novalis. Aristide Albert — Essai descriptif sur l’Oisans — 1854 P. 15). L’Alpin est un petit oiseau que l’on voit perché sur les toits des maisons, aussi familier qu’un moineau. À la mauvaise saison, il s’abrite sous l’auvent qui protège les cheminées. Il est de couleur grise, avec le dessous du cou et du ventre de couleur blanche, ses jambes sont noires et son bec jaune. Il se distingue de l’ortolan, lequel, expliquait le vieillard, a le tablier et le ventre rouge, et le bec fin et noir comme le bec-figue. Si l’ortolan est un « manger de roi », l’Alpin, lui, est « un fameux fricot ». Et, autrefois, le commerce de ces petits oiseaux rapportait, chaque hiver, sept à huit mille francs aux chasseurs du canton de La Grave.
On les prenait avec des pièges fabriqués avec du crin de cheval, et non avec du crin de mulet. Le crin de cheval étant rond, tandis que celui du mulet est plat, permet seul de faire des espèces de boucles que l’on dispose sur le sol — dont — on a préalablement enlevé la neige, et que l’on dissimule en y semant des grains. Les oiseaux, affamés, étant pris par le cou ou par les pattes. Les chasseurs étouffaient avec leurs mains ceux qui étaient vivants. Quant aux moineaux, leur bec plus puissant leur permettait de casser la boucle de crin et de s’envoler.

Un hiver, les braconniers avaient posé des centaines de filets. Comme la chasse était défendue, ils s’étaient partagé la tâche. À tour de rôle, les uns surveillaient la route, les autres allaient ramasser les filets. C’était dans la vallée du Maurian, non loin de l’oratoire des Vingt-Deux Victimes. Berthieux dit à son camarade :
La nuit va bientôt être là… On y voit encore, dépêchons-nous pour faire le travail. Toi, tu passes d’un côté, moi, de l’autre, nous nous rencontrerons au milieu…
Il était à trois mètres à peine d’un rocher, lorsque, brusquement, la plaque de neige sur laquelle il était arrêté se mit à bouger. Il eut beau planter son piolet, ce dernier glissa sur la roche et l’avalanche entraîna le vieillard.
— Mon piolet ayant sauté, racontait-il, je fis comme il se doit de grands mouvements. Arrivé au bas de la pente, seul mon poignet dépassait. J’écartai la neige, et je fis une petite cheminée par laquelle l’air m’arriva… À grand peine, je me dégageai. Mais l’avalanche ne m’avait pas étouffé !
Une autre fois, un lièvre qu’il avait blessé à la patte s’était caché derrière un rocher, à cent mètres de lui. Il tentait d’aller le capturer lorsqu’une avalanche l’entraîna. Il dut lâcher fusil et piolet pour se débattre et se retrouva sous la neige, à demi étouffé et tout déshabillé ! Plus de tricot, plus de chemise ! Le pantalon plein de neige, les bottes gelées le long des jambes. Il se secoua, frotta ses joues et ses tempes, avec un peu de neige afin de se réchauffer, et, se lançant vers le lièvre qu’il n’avait pas oublié, le retrouva blotti derrière le rocher, et revint chez lui, tout content, sans piolet, sans fusil, sans tricot, sans chemise, mais le lièvre à la main.
Quant au piolet et au fusil, il les retrouva deux mois plus tard à la fonte des neiges.

Une autre année, toujours durant l’hiver, au moment où la chasse est interdite, il suivait la trace d’un lièvre qu’il avait blessé à la patte. C’était un peu au-dessus du hameau des Cours qui domine le Villar-d’Arène. Fort absorbé il ne reconnut pas deux gendarmes qui descendaient du Lautaret. Un peu plus haut que lui, un camarade braconnait. Lui ne voyait que son lièvre. À bonne distance, il tire, tue l’animal, et continue sa marche, son fusil d’une main, son lièvre de l’autre. Entortillés dans leurs pèlerines, il prit les gendarmes pour des montagnards et, sans méfiance, continua à se diriger vers eux. De loin, son camarade avait deviné le danger. Il était au-dessus d’un clapier assez raide, plein de neige gelée. Il se mit en boule et se laissa rouler. Berthieux, voyant un homme tomber, se précipita vers lui pour le secourir.
— Va-t’en, cria l’autre, en se démenant et en se débattant.
Aussitôt, levant la tête, le braconnier aperçut les deux gendarmes qui le guettaient. Sans abandonner lièvre et fusil, il s’élança vers le village. La neige couvrait les maisons jusqu’aux toits. Il entrevit, derrière l’une d’elles dont l’auvent débordait, une fente entre le mur et la neige. Il s’y glissa. L’ouverture n’était pas grande, mais par cette espèce de chatière, il put distinguer les quatre bottes des gendarmes et les pieds de son camarade. Ils s’arrêtèrent non loin de sa cachette et il les entendit discuter.
— Tu l’as laissé partir… criait le brigadier. Je t’ai vu ! Tu le tenais. Comment as-tu fait ça ? Et puis d’abord, qui était-ce ?
— Qui c’était ? Je ne l’ai pas reconnu ! Et pour les retenir, chef, des brigands pareils, il faudrait avoir la force de Samson. Ils perquisitionnèrent partout. Ils visitèrent tous les fenils. Fatigués de chercher, ils s’éloignèrent. Leurs pas résonnaient. Lui, il écoutait, et en lui-même se disait :
— Les voilà à Saint-Antoine… maintenant, ils sont au Villard…
Par prudence, il attendit encore. Puis, il se risqua, et avec son lièvre et son fusil, se mit à courir dans les prés enneigés jusqu’au lac du Pontet. De là, prenant la montagne, il remonta plus haut que la crête du Puy Golèfre avant de descendre aux Hières par Valfroide. Il avait eu peur !

Il eut plus peur encore, lorsque, étant allé avec un camarade, chasser sur la frontière italienne, vers le Thabor, non loin de l’endroit où le roi d’Italie avait sa chasse personnelle, et ayant tué un beau chamois, ils s’étaient assis, en terre étrangère, sans y faire attention. Le chamois vidé, ils avaient mangé un morceau de pain et s’étaient assoupis. Deux carabiniers les réveillèrent. Ils avaient confisqué leurs fusils. Que faire ? Ils n’avaient qu’à se résigner et à se laisser emmener. Ils descendaient une côte assez raide et Berthieux pensait :
— Le roi va nous enfermer pour trois ans, c’est sur ! Chaque fois qu’ils prennent un Savoyard, c’est la même chose. Et mon fusil ? On va me le prendre ! J’y tiens à mon fusil ! Il s’était juré qu’on l’enterrerait avec lui. Alors ? Il dit en patois à son camarade :
— Il ne faut pas nous laisser emprisonner. Au commandement de deux, assommes-en un… Moi, je m’occupe de celui de devant. Occupe-toi de l’autre.
— Convenu !
Il choisit son moment… Une… deux… Il bondit sur le carabinier qui le précédait. L’homme tomba. Au même moment, le camarade fit basculer. Le deuxième gardien en le tirant par une jambe. Les deux hommes étant à terre, Berthieux s’empara des fusils. À ceux des Italiens, il en enleva une petite pièce qu’ils ont dans la culasse, il mit ces deux pièces dans sa gibecière. Puis, il chargea son fusil de chasse et celui de son camarade. En lui tendant son arme, il commanda :
— Maintenant, lâche-les… rends-leur leur fusil…
Les carabiniers, effrayés, n’osaient bouger.
— Ne bougez pas, si vous ne voulez pas être tués !
Tandis que les deux braconniers remontaient la pente qui les conduisait à, la frontière, de loin, les Italiens les suivaient. Une fois en France, Berthieux, doucement afin de ne pas les abîmer, lança aux carabiniers les pièces enlevées à leurs fusils.
— Grazie… signore… disaient les carabiniers, heureux de s’être tirés de cette mésaventure… Berthieux avait tiré son dernier chamois à soixante-quinze ans bien passés. Sous le pic Gaspard, au pied du glacier, de l’autre côté de la Romanche, ramener sur l’épaule une bête de plus de vingt-huit kilos, quand la pierraille, le sable et la blaisaille fuient sous le pied, bel exploit pour un vieillard ! D’autant plus que, fidèle à son principe, il n’avait pas lâché son fusil !

Conseil lecture sur le même sujet de la chasse (et du braconnage) en Oisans, l’Équipe au Père Bourre, un grand classique de Jean LEFRANÇOIS, agrémenté de 45 illustrations à la plume de L. Christolhomme. 

Les aventures et souvenirs parfois « croquignolesques », d’une bande de copains, « l’Équipe », chasseurs de chamois entre autres, pas toujours d’accord, mais toujours partant pour une virée en montagne.

« L’Équipe au Père bourre » suit le sillage d’Henry-Frederic Faige Blanc, dit Alpinus, Henry Bordeaux, ou encore Alphonse Daudet avec son inénarrable Tartarin de Tarascon. Lefrançois rappelle aussi, à sa manière, l’importance de la chasse dans notre région tourmentée ainsi que son indissociable importance dans la vie quotidienne et locale pour de nombreux uissans. 

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