La Revanche du passé – Histoire de Noël 5/7

LA REVANCHE DU PASSÉ – HISTOIRE DE NOËL 5/7
Un roman court de Guy D’Eyliac
Hébergé, au cours d’un orage, par un vieux montagnard de l’Oisans, Jean Renaud est bouleversé par un récit de son hôte, son ancêtre, colporteur, était peut-être un criminel ! 

Source Gallica : Revue Guignol – cinéma des enfants
Date d’édition : 6 janvier 1935

Autre récit :
Un mystérieux tombeau de géant à Brandes

LA REVANCHE DU PASSÉ  1/72/73/74/7 – 5/7

CHAPITRE V
LE LAC BLANC

— Voyons, Jean, un bon mouvement ! Tu ne vas pas nous laisser filer sans toi !… Il est 6 heures du matin. Un jour pâle pénètre dans la chambre par la fenêtre largement ouverte. Le Taillefer détache sa massive silhouette rose sur un pan de ciel très clair. La journée s’annonce belle.
Mais c’est en vain qu’Olivier, qui achève de s’habiller, exhorte Jean à le suivre. Ce dernier ne répond que par un grognement inarticulé, puis se rendort. Olivier, qui vient d’enfiler ses gros souliers ferrés, saisit son sac et sort de la chambre.
Un silence. L’hôtel est replongé dans le calme tandis qu’à la salle à manger, les excursionnistes déjeunent. Un quart d’heure plus tard, Jean est tiré de son sommeil par le car qui descend de Vaujany et s’arrête devant l’hôtel. Les voix joyeuses de ses amis parviennent aux oreilles du jeune homme. Il se redresse, agacé.
« Mieux vaut me lever puisqu’il n’y a plus moyen de dormir ! »
À demi vêtu, il plonge sa tête dans l’eau fraîche du lavabo lorsque la porte s’ouvre avec fracas. Olivier paraît.
— Ah ! tu t’habilles ?… Tant mieux. Figure-toi qu’il y a en bas, prêt à prendre part à notre excursion, quelqu’un qui connaît beaucoup les La Clos-Perrière. Par cette personne, tu pourras obtenir un tas de tuyaux sur l’affaire qui t’intéresse. C’est une vraie chance, mon vieux ! Tu viens avec nous, n’est-ce pas ?
Indécis, Jean interroge :
— Tu crois que j’ai le temps ?
— Parbleu ! Bien sûr ! Le car n’est pas près de partir, tu sais ! Il y a au moins six pensionnaires de l’hôtel qui n’ont pas pris leur premier déjeuner. Dépêche-toi ! Voici tes godillots. J’emporte ton sac pour demander ta portion à la cuisine. Tu nous rejoindras devant le car.
Olivier redescend l’escalier aussi vite que le lui permettent ses gros souliers. Un drôle de sourire flotte sur ses lèvres.
Dix minutes plus tard, Jean rejoint le groupe qui l’attend devant l’hôtel. Tout de suite, il remarque, appuyée à la portière du car, une jeune fille mince et brune aux cheveux frisés sous un béret bleu. Elle cause gaîment avec Simone Blanchel et Jacqueline Champieux. En voyant paraître Jean, Simone fait un pas en avant.
— Ah !… Voilà le retardataire !… Jean, venez donc que je vous présente : Monsieur Renaud, un camarade d’Olivier Champieux, mon amie Édith de La Clos-Perrière.
Jean a un imperceptible froncement de sourcil que nul ne remarque, car il s’incline pour saluer la jeune fille.
Il est furieux d’avoir été si bien joué par Olivier. Impossible, maintenant, de ne pas prendre part à l’excursion projetée. Ce serait par trop ridicule ! Au fond de lui-même, Jean Renaud envoie son camarade à tous les diables.
« Olivier a donc la rage de me jeter dans les bras de ces gens-là ! songe-t-il avec rancune. Il lui serait si facile pourtant de me laisser agir à ma guise ! »
En montant dans l’autobus, Jean se voit forcé d’occuper la seule place disponible : un strapontin à côté de Mlle de La Clos-Perrière. Olivier, qui s’est débrouillé pour lui réserver cette faveur, lui lance un coup d’œil narquois :
— La place n’est pas très confortable, mon vieux, mais elle te revient de droit : tu es arrivé le dernier !
La lourde voiture démarre, ce qui dispense Jean de répondre. Mais il prend la ferme résolution de se tenir sur la réserve. S’il adresse la parole à cette jeune fille, il ne l’entretiendra que de propos insignifiants. Il est bien décidé à ne pas souffler mot du coffret de cerisier. Ah ! on verra bien ! Olivier en sera pour ses frais !…
Et Jean contemple farouchement le paysage, sans prendre garde aux rires et aux plaisanteries qui fusent dans le car.
— Jean, interroge tout à coup Simone Blanchel, vous savez que la famille de mon amie Édith habitait Allemont, autrefois ?
— Oui, je suis au courant. J’ai entendu parler des vôtres dans le village, mademoiselle.
— Cela ne m’étonne pas, monsieur. Les miens ont vécu bien longtemps dans une vieille propriété que vous avez dû remarquer à la Fonderie, le Val d’Olle ?
— Oui, je vois cela.
— C’est même au sujet de cette pauvre maison que nous sommes revenues au pays, maman et moi. Tu sais que nous nous décidons à vendre, Simone ?
— Eh bien ! vous avez joliment raison ! approuve cette dernière. Elle ne vous procurait aucun agrément, cette vieille bicoque !
Jean pense différemment et ne peut s’empêcher d’émettre son opinion.
— Je trouve au contraire que c’est grand dommage !
J’ai visité le Val d’Olle la semaine dernière. Avec quelques réparations, ce serait une habitation délicieuse, il me semble !
— Peut-être pour une nombreuse famille qui viendrait y passer les vacances. Mais nous voyez-vous, deux femmes seules, dans cette immense maison ?
Deux femmes seules ! Notre ami a un petit frisson. Si le porte-balle n’avait pas frappé, dans ces montagnes de l’Oisans, le jeune proscrit dont le portrait a tant ému Jean l’autre soir, qui sait si le destin des La Clos-Perrière ne serait pas tout autre ? Peut-être les vacances ramèneraient-elles chaque année, dans la vieille maison familiale, toute une tribu de joyeux cousins et cousines.
Jean ferme un instant les yeux et songe avec horreur :
« Dire que c’est l’un des miens qui a fait cela ! »
Puis il s’absorbe dans la contemplation du paysage, ce qui surprend un peu sa voisine, car l’autobus vient d’atteindre Bourg-d’Oisans, — petite ville calme aux toits d’ardoises alignés le long de rues commerçantes, — et stationne pour l’instant devant l’épicerie. Ce sont donc des sacs de pommes de terre et des paniers d’abricots que Jean regarde fixement sans les voir.
Bientôt, le car poursuit sa route, franchit le large pont sur la Romanche et s’engage dans l’étroite piste en lacets qui monte vers La Garde et Huez. Il s’élève lentement sur les pentes vertes, jalonnées de boqueteaux touffus. Des excursionnistes n’auraient pas la sensation de prendre insensiblement de l’altitude si, à chaque virage, Bourg-d’Oisans n’apparaissait plus tassé chaque fois et chaque fois plus lointain avec ses toits grisaillés. Non loin du Bourg, la Romanche trace dans les prés un long ruban rectiligne et jaunâtre qui miroite un peu. La plaine fertile de l’Oisans se développe avec ses cultures, ses prairies, ses maisons dispersées dans les champs ou groupées en hameaux sur les pentes.
À droite et à gauche de la large vallée, les montagnes, grands rocs abrupts, forment une muraille à pic. Les principaux sommets portent à leur crête de grandes plaques d’une neige blanche qui semble mate lorsqu’on la voit dans l’ombre, mais qui vibre en brillante lumière sitôt que le soleil la caresse. Jean admire sans réserve ce vaste panorama apaisant et, graduellement, il sent fondre sa rancune. Maintenant, c’est sans réticence qu’il cause avec Mlle de La Clos-Perrière et lui décrit les grandes plaines de Belgique, si différentes de ce Dauphiné grandiose et chaotique.
— Vous êtes Belge ? questionne la jeune fille.
— Non, je suis Français, mais ma famille s’est fixée en Belgique voici plusieurs générations.
Olivier, assis sur la banquette du devant, se retourne pour renchérir :
— L’arrière-grand-père de Jean avait dû émigrer vers 1816.
— De quelle région de la France venait-il ?
— On ne sait pas. Il parlait très peu de la période qui avait précédé son départ pour l’étranger, explique Jean.
— Il y a beaucoup d’émigrés qui ont quitté l’Oisans en ces tristes temps. Et des proscrits aussi, soupire la jeune fille. D’année 1816, surtout, a été une époque bien troublée pour notre pauvre pays.
Jean ne répond rien. Il ne tient pas à poursuivre la conversation sur ce terrain épineux et se renferme dans un mutisme résolu. Sa voisine le trouve décidément bien sombre.
L’autobus poursuit sa longue montée sur la route en lacets. Plus d’arbres ni de buissons, maintenant. Toute vraie végétation a cessé. Jean retrouve les grandes croupes herbeuses de ces plateaux qu’Olivier et lui ont franchis si allègrement la semaine précédente.
— Tu connais l’Alpe d’Huez ? lui lance Olivier qui songe, lui aussi, à leur grande étape.
— Dire qu’ils sont allés du plateau d’Emparis jusqu’à Allemont sans débrider, sous prétexte qu’ils avaient besoin de repos ! s’exclame Jacqueline qui n’a pas pardonné à son frère sa défection.
Le car stoppe devant le chalet de l’Alpe d’Huez, ce qui dispense Olivier de répondre vertement à sa sœur comme il en avait l’intention. Les occupants de la voiture se divisent en plusieurs groupes. Les cinq jeunes gens réunissent sacs et cannes ferrées et s’engagent dans les prés.
— Olivier, à quelle altitude sommes-nous ? questionne Jacqueline.
— À 1.850 mètres ! répond le guide bénévole en consultant sa carte.
— Et le Lac Blanc est à… ?
— À 2.300 à peu près.
— Nous avons combien de kilomètres à faire ? s’informe Jean.
Olivier le foudroie du regard.
— Jean, tu ne seras jamais qu’un homme de la plaine.
Je t’ai déjà dit qu’en montagne, on ne compte pas en kilomètres, mais en heures de marche. Nous sommes à deux heures et demie du Lac Blanc.
— D’où je déduis que tes chiffres d’altitude sont faux, réplique Jean très calme.
— Comment cela ?
— En montagne, une heure de marche correspond à une élévation verticale de trois cents mètres. Donc, si nous devons marcher deux heures et demie, c’est que le Lac Blanc est à une altitude de 2.8×0 mètres. À mon tour de te traiter d’alpiniste de pacotille !
— Bravo, Jean ! Bien riposté ! Conspuez le guide !…
Le guide regarde Jean de travers.
— Quel garçon rancunier ! Il s’agit que je me surveille !…
— Ça oui, mon vieux ! Souviens-toi que tu m’as amené ici contre mon gré. Si tu nous induis en erreur pendant la promenade, gare à toi !… Nous avons déjà des comptes à régler ensemble !
— Allons bon ! Ils vont se disputer tout le long du chemin ! s’écrit Jacqueline avec un désespoir comique.
— Est-ce vrai, Jean, que vous ne vouliez pas venir ce matin ? questionne Simone Blanchel.
— La vérité est que je ne l’ai décidé qu’en lui annonçant la présence de Mlle Édith, coupe Olivier impitoyable.
L’effet a été immédiat. Il a sauté dans ses vêtements et nous a rejoints.
— C’est exact, mademoiselle, dit Jean s’enhardissant :
J’avais résolu de rester à l’hôtel pour des travaux urgents.
Mais comme je désirais beaucoup vous questionner sur des événements historiques qui se sont déroulés à Allemont au siècle dernier, j’ai suivi Olivier.
— De quoi s’agit-il ? interroge Édith de La Clos-Perrière, très surprise.
— De cette fameuse conspiration Didier. L’un des vôtres s’y est trouvé mêlé, je crois ?
— Oui, mon arrière-grand-oncle a été un des principaux acteurs de ce triste drame. Il voulait renverser le roi, ce qui ne vous paraîtra pas très beau, alors que la France avait subi déjà tant de secousses. Mais c’était, paraît-il, un garçon très jeune, irréfléchi, qui se laissait entraîner par Paul Didier, l’âme du complot. L’insurrection a échoué dès le début et mon arrière-grand-oncle, dont la tête avait été mise à prix, a dû se cacher dans les montagnes, précisément là où nous allons aujourd’hui.
Un fermier du Val d’Olle l’a aidé dans sa fuite. Ils sont allés jusqu’à Besse, je crois, puis, se voyant poursuivis, ils ont fait un crochet vers le Lac Blanc dans les rochers duquel ils ont pu se cacher. C’est près du Lac Blanc que le brave fermier a quitté son maître pour dépister les gendarmes. Il a pu rentrer à Allemont sans être inquiété.
Et l’on n’a plus jamais rien su du proscrit.
— Comment s’appelait ce fermier ? questionne Olivier.
— Ferréol Odoard. Son fils, qui est bien vieux, habite une petite maison à Vaujany, pas très loin de notre bicoque.
Chacun a suivi avec attention le récit de la jeune fille.
— Quelle histoire dramatique ! s’exclame Jacqueline.
— Et croit-on que ce malheureux a pu s’échapper ? ajoute Simone.
Jean est suspendu à la réponse d’Édith.
— Son frère — mon arrière-grand-père — l’espérait.
Mais, dans le pays, on a dit qu’il avait été livré aux gendarmes et assassiné lâchement. Personne, sans doute, ne saura jamais la vérité.
— Moi, j’ai la ferme certitude qu’il a pu fuir et gagner l’étranger, déclare Olivier avec conviction.
— C’est beau, l’optimisme, monsieur Olivier, lui réplique Édith.
— Je vous remercie de ces détails, mademoiselle, ils sont très intéressants ! articule Jean avec effort.
Il souffre à l’idée d’aller pique-niquer sur les lieux où le jeune proscrit a trouvé la mort, peut-être. Cette joyeuse excursion devient pour lui un lugubre pèlerinage.
Pendant un long moment, personne ne dit mot. Après avoir franchi d’interminables talus, la petite troupe se trouve au pied de rocs déchiquetés, d’éboulis de cailloux éclairés de teintes chaudes par le brillant soleil des Alpes.
L’escalade commence. Olivier semble sûr de son itinéraire. Sa carte en main, il guide sans hésitation la caravane.
— Par ici, tout droit ! Maintenant, infléchissez sur la gauche.
Çà et là, dans l’herbe rase, les blocs de roche sont mouchetés de lichens verts ou jaunes. De grosses touffes de chardons des Alpes s’élèvent, raides et agressives, avec leurs fleurs en boule et les feuilles blanches et épineuses qui les enveloppent.
— C’est interminable, cette montée ! grogne Jean pour ne pas laisser deviner les sombres pensées qui l’assaillent.
Il semble toujours qu’on atteigne le faîte et, chaque fois, un nouveau gradin de rochers se dessine.
— En tout cas, mon cher, déclare Olivier, je n’ai pas à craindre tes représailles. Nous sommes dans la bonne voie puisque cette cascade qui dégringole de roc en roc est le déversoir du lac.
— Oh ! la belle neige blanche ! dit Édith en s’arrêtant, essoufflée. Comme cela paraît frais et bon, sous le soleil !
Et elle désigne du bout de sa canne les premiers contreforts des Grandes Rousses.
— Oui, surtout par cette chaleur ! répond Simone.
Quand on pense qu’il faisait si froid, il y a quelques jours, à l’Emparis !
Après une courte halte, on repart, armé d’un nouveau courage. La petite troupe franchit un dernier escarpement et d’enthousiastes exclamations éclatent. Le Lac Blanc est là, en contrebas, dans une cuvette rocheuse qui l’enveloppe comme un anneau doré. Il s’étale paresseusement, étranglé dans son milieu et semé en cet endroit de grosses roches formant des îlots qui permettent aux excursionnistes de le franchir. D’onde est d’un bleu de saphir et, tout autour de ce cirque de roc, s’étalent de larges plaques de neige dure qui reflètent leur blancheur nacrée dans les eaux paisibles que rien ne vient troubler, où seuls, la nuit, les chamois vont boire.
La bande joyeuse s’égaille dans les rochers. Olivier, sa sœur et leur amie piétinent avec une joie d’enfants cette belle neige solide. Édith, plus calme, est demeurée près de Jean qui rêve, les yeux fixés sur les eaux. Intriguée par l’énigme qu’elle croit lire dans les yeux du jeune homme, elle tente de l’arracher à sa songerie.
— Venez, voulez-vous ? Pendant que ces grands fous s’amusent, nous déballerons nos provisions.
Il la suit machinalement tandis que sa pensée, remontée dans le temps, reconstruit une autre scène qui s’est déroulée là, du moins il le suppose. De proscrit et son guide sont parvenus à se réfugier dans ces grands rocs épars. Ils se cachent. Des gendarmes ont perdu leurs traces. Le décor est semblable à celui que Jean a sous les yeux. Il y a seulement davantage de neige sur les pentes. Tout le jour, les deux malheureux restent tapis dans leur retraite. Le soir, Ferréol Odoard quitte son maître afin que, seul, ce dernier passe plus facilement inaperçu. Et puis, dans la nuit, le crime a lieu. L’assassin a arraché au proscrit sa bague d’or et quelques souvenirs amassés précipitamment avant la fuite. Il fait constater sa capture par les gendarmes. Le lendemain, on lui verse sa prime qui lui permet de passer à l’étranger, et l’on cache soigneusement le meurtre par crainte de vengeance, car les La Clos-Perrière sont adorés dans le pays.
C’est ainsi qu’avec son imagination surexcitée, Jean bâtit le drame sur les bases qu’il possède. Et maintenant, le voici, lui, l’arrière-petit-fils de l’assassin, assis aux côtés d’Édith de La Clos-Perrière, peut-être à l’endroit précis où le crime fut commis. Le jeune homme se sent écrasé par le poids de sa déchéance. Comment Olivier n’a-t-il pas compris, ce matin, le côté lugubre de cette promenade dans laquelle il entraînait son ami ?
Puis, cette idée s’impose à l’esprit de Jean : aujourd’hui, n’est-ce pas le passé qui prend sa revanche ?
Oui, c’est bien cela, la revanche du passé ! Et pour que la réparation soit complète, Jean ne doit-il pas dévoiler la vérité aux deux femmes en leur remettant les objets ?
N’est-ce pas son devoir strict ? Mais, d’autre part, a-t-il le droit de flétrir la mémoire de son ancêtre sans aucune preuve formelle ?
Près de lui, Édith observe l’exquise symphonie de couleurs que le soleil fait chanter. L’onde bleu vif s’irise, palpite de paillettes d’or tandis que la roche ocrée plonge dans le lac de vigoureux reflets. Et puis, il y a ces plaques de neige qui viennent casser, par leur mate blancheur, les valeurs dégradées des nuances. Elles s’imposent aux yeux, accrochent les regards, font reculer au dernier plan le roc nu.
Édith s’est levée et cueille entre les pierres quelques violettes de montagne.
— Je cherche ces petites gentianes bleues que l’on ne trouve qu’à l’altitude, explique-t-elle à son compagnon.
Je voudrais en rapporter quelques-unes.
Jean, qui en aperçoit une touffe à ses pieds, se penche et la cueille délicatement. Puis il tend les fleurs à la jeune fille.
— Gardez-les en souvenir du proscrit qui vint se réfugier ici jadis ! dit-il d’une voix sourde.
Édith, pensive, le considère une minute.
— Cette histoire vous a beaucoup impressionné, remarque-t-elle.
Jean hoche la tête. Son parti est inexorablement pris.
— Oui, je l’avoue, répond-il. D’autant plus impressionné que j’ai découvert dans notre maison de Belgique quelques objets qui, de toute évidence, semblent provenir de votre famille.
— Comme c’est curieux ! s’écrie Édith. Quels sont donc ces objets ?
Mais Jean a posé un doigt sur ses lèvres.
— Mademoiselle, je vous demande de garder le secret que je vous confie là. La découverte que j’ai faite peut avoir des conséquences très pénibles, non pas pour votre famille, mais pour la mienne. Je vous expliquerai tous les détails de ma trouvaille si vous m’autorisez à rermettre moi-même à Madame votre mère ces divers objets qui portent les armes des La Clos-Perrière.
— Vous pouvez compter sur mon absolue discrétion, répond Édith de plus en plus surprise par les révélations de Jean. Venez demain après-midi, voulez-vous ? J’ai si grande hâte d’entendre votre récit ! Peut-être ces objets découverts en Belgique prouvent-ils que mon arrière-grand-oncle avait pu échapper à toutes les poursuites.
— N’espérez pas cela, mademoiselle, répond Jean d’une voix étranglée.
Un peu de sueur mouille son front. Nul ne se doutera jamais de l’effort surhumain qu’a coûté à Jean Renaud son entretien avec Mlle de La Clos-Perrière.
Les voix des autres jeunes gens se rapprochent. Olivier paraît au sommet des rochers qui surplombent les eaux du lac. Il dégringole la pente en brandissant son sac.
— À table ! À table !… crie-t-il. J’ai une faim de loup !…
Puis, profitant de ce que Jacqueline et Simone ont capté l’attention d’Édith de La Clos-Perrière, il abat sa main droite sur l’épaule de Jean et le tire vivement en arrière.
— Alors, mon ami, tu lui as parlé ?
Jean passe lentement sa main sur son front.
— Oui. J’irai demain. Je leur dirai tout. Ce sera plus franc, plus chic de ma part. Mais, mon pauvre Olivier, tu ne te doutes pas de l’épreuve que tu m’as imposée là !
Je devrais t’en vouloir à mort…
— Et tu n’en as pas le courage, n’est-ce pas ? Jean, tu es un type énergique et je t’admire. Personne n’a rien remarqué, ce matin, quand on t’a présenté à Mlle de La Clos-Perrière. Moi seul ai vu ton trouble. Tu ne comprends pas pourquoi j’ai agi ainsi, mon pauvre vieux ?
Je t’assure qu’il le fallait. C’est mieux comme cela.
Olivier presse dans la sienne la main de son camarade.
Pendant l’espace d’une seconde, Jean retrouve l’ami des premiers jours, dévoué et compréhensif, sachant si bien remonter son courage, et auquel avait succédé, depuis leur arrivée à Allemont, un Olivier bruyant qui ne s’intéressait plus aux recherches entreprises en commun.
Jean commence alors à soupçonner que son camarade a voulu lui donner le change pour ne pas lui laisser deviner qu’il en savait beaucoup sur l’histoire du proscrit d’Allemont.
Jean Renaud s’arrache à ses réflexions pour se joindre au groupe joyeux qui attaque le déjeuner. Il s’efforce de se mettre au diapason de ses amis et feint une gaîté qu’il est loin de posséder. Mais son regard évite celui d’Édith tout comme celui d’Olivier, de crainte que tous deux ne sachent trop bien lire en lui.
Le soir, devant l’hôtel des Grandes Rousses, chacun prend congé d’Édith de La Clos-Perrière que l’autobus va ramener à Vaujany. Jean ne veut pas voir la petite main qui se tend amicalement vers la sienne. Il s’incline cérémonieusement :
— Mes hommages, mademoiselle.
Édith, debout sur le marchepied, lui souffle à demi-voix :
— À demain, n’est-ce pas ? Nous vous attendrons…
La voiture démarre, coupant la phrase. Jean ne peut répondre que par un signe d’assentiment.

À suivre…

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