La Revanche du passé – Histoire de Noël 3/7

Jean-Paul Didier, le conspirateur.

LA REVANCHE DU PASSÉ – HISTOIRE DE NOËL 3/7
Un roman court de Guy D’Eyliac
Hébergé, au cours d’un orage, par un vieux montagnard de l’Oisans, Jean Renaud est bouleversé par un récit de son hôte, son ancêtre, colporteur, était peut-être un criminel ! 

Source Gallica : Revue Guignol – cinéma des enfants
Date d’édition : 6 janvier 1935

Sur l’Affaire Didier :
– La conspiration Didier et l’Oisans
– Feuilleton de la conspiration Didier

LA REVANCHE DU PASSÉ  1/72/7 – 3/7

CHAPITRE III
LE VAL D’OLLE

Le surlendemain, à l’heure où le soleil redescend vers le glacier du Mont-de-Lans, Olivier Champieux cheminait dans les vallonnements du plateau d’Emparis. Son bâton à la main, chaussé de ses gros souliers de montagne, il avançait d’un pas vif dans la direction du lac Lérié.
C’était là, lui avait-on dit au chalet, le but de promenade que choisissait d’habitude Jean Renaud. Et de fait, lorsque Olivier parvint au bord du lac, il découvrit son ami qui, debout au sommet de l’escarpement rocheux, contemplait la Meije.
Olivier lança vers le rêveur un appel sonore :
— Ho ! copain… Bonsoir !…
Jean Renaud se retourna, reconnut son camarade et dégringola prestement l’étroit sentier. Parvenu au bord du lac, il échangea avec Olivier une cordiale poignée de main.
— Sais-tu que je ne t’attendais guère!… Je pensais descendre à la Grave demain matin pour m’informer de ton retour.
— Mon vieux, je suis revenu dès aujourd’hui et je t’apporte tous les renseignements que tu peux désirer.
Il s’agit des La Clos-Perrière, de vieille souche dauphinoise, dont les terres sont situées dans la vallée de l’Eau-d’Olle. C’était, paraît-il, une des riches familles de l’Oisans à laquelle appartenait une partie des mines des Chalanches, dans le massif de Belledonne. Les représentants actuels du nom possèdent encore aujourd’hui une belle propriété, le Val d’Olle, à proximité d’Allemont. C’est donc là-bas que tu pourras les joindre.
— Merci, mon vieux. Dis donc, Olivier, tu crois que je peux aller trouver ces La Clos-Perrière comme ça, de but en blanc, en leur rapportant le coffret et son contenu ? Je ne sais pas comment ça se pratique, moi,
des restitutions de ce genre !
— Mais oui, vas-y. Je suppose qu’on te recevra bien.
Il est même probable qu’on te sera très reconnaissant de la peine que tu auras prise.
— Oh ! la peine !… C’est encore toi qui en as pris le plus, jusqu’ici.
— Veux-tu que nous retournions vers le chalet ? Les Souchey sauront sans doute nous dire où perche exactement ce Val d’Olle.
Ils revinrent lentement sur leurs pas. Debout au seuil du chalet, la mère Souchey attendait son pensionnaire.
— Est-ce que ce monsieur soupe avec nous, monsieur Renaud ?
Jean se tourna vers son ami :
— Tu restes, n’est-ce pas ? Il est bien trop tard pour redescendre à La Grave ce soir.
Olivier accepta volontiers l’hospitalité des Souchey.
Lorsque tous furent attablés autour d’une soupe fumante, il raconta le résultat de ses recherches et demanda à ses hôtes s’ils connaissaient le village d’Allemont et la propriété du Val d’Olle. Mais le vieux Souchey secoua la tête :
— Ah ! non, Allemont, c’est bien loin d’ici, monsieur. Je n’ai fait que d’y passer deux ou trois fois,
mais je n’y connais quasiment personne.
Et se tournant vers son pensionnaire :
— Alors, vous voulez nous quitter pour vous rendre à Allemont, à présent ?
— C’est mon intention, en effet. Je partirai dès demain matin. Et toi, Olivier, que comptes-tu faire ?
— Partir avec toi si tu m’acceptes comme compagnon de route. Je suis prêt à courir tout le pays, le cas échéant, pour retrouver ces La Clos-Perrière.
— Drôle de goût !… émit Jean Renaud. Enfin, si ça peut te faire plaisir !
Il aurait préféré poursuivre seul son enquête. Dans la crainte de découvrir bien des vilenies au cours de ses recherches, il redoutait de s’adjoindre son camarade. Mais, d’autre part, Olivier connaissait le pays et pouvait l’aider dans son entreprise. Tout bien pesé, Jean estima que son compagnon serait un auxiliaire précieux.
Le souper achevé, Olivier déplia sur la table une grande carte routière.
— Voici le chemin qu’il nous faudra prendre demain, dit-il en suivant avec son index un invisible tracé. Nous traverserons l’Emparis en marchant vers l’ouest pour rejoindre le plateau d’Huez, puis nous descendrons sur Sardonnes et de Sardonnes sur la vallée de l’Olle. C’est l’affaire d’une journée de marche.
— Ah ! c’est beau, la jeunesse ! émit le vieux Souchey qui suivait attentivement les projets des deux garçons.
Ceux-ci se retirèrent de bonne heure dans l’étable où Etienne, le berger, sommeillait déjà.
— Écoute, mon vieux, dit Olivier avant de s’étendre dans la paille, tu me trouves terriblement collant, n’est-ce pas ? Ne me dis pas le contraire ! J’hésitais à t’imposer ma compagnie, et puis j’ai pensé qu’à deux, les recherches et toutes les démarches nécessaires seraient plus faciles à entreprendre. J’ai donc prévenu ma sœur que nous partions tous les deux sans but précis, pour le plaisir de courir le pays, et que nous ne rentrerions pas avant plusieurs jours. Tu vois que tout est arrangé comme cela sans indiscrétion possible. Et je te demande pardon de m’accrocher ainsi à tes basques !
— Tu es un brave type, Olivier, la crème des camarades. Eh bien ! c’est entendu, je te mettrai à contribution. Attends-toi donc à valser, mon pauvre vieux, car j’entrevois pas mal de complications avant que nous puissions mettre la main sur les légitimes propriétaires du coffret.
« Le voici ragaillardi, songeait Olivier en s’endormant. Il ne prend déjà plus cette histoire de vol tellement au tragique. Pourvu qu’il n’apprenne pas à Allemont ce que je voudrais tant parvenir à lui cacher puis que, aussi bien, cela ne changerait rien à la situation actuelle ! »
Le lendemain de grand matin, les jeunes gens prirent congé de leurs hôtes. Jean sut largement reconnaître l’hospitalité des braves montagnards. Ceux-ci, bien qu’ignorant les vrais motifs qui poussaient Jean à entreprendre ses recherches, lui souhaitèrent néanmoins un plein succès. Puis les compagnons s’éloignèrent. Les trois paysans, debout sur le seuil du chalet, suivirent longtemps des yeux les jeunes et vigoureuses silhouettes aux épaules barrées par les larges sacs de montagne que la mère Souchey avait abondamment remplis de provisions avant le départ.
Tout d’abord, le silence flotta entre eux, ce silence apaisant des larges espaces. D’un pas alerte, ils franchissaient les croupes successives qui mamelonnent le plateau. Derrière eux, la Meije blanche et chaotique se faisait plus lointaine. Un grand vent froid qui portait avec lui des tintements de clochettes soufflait sur les alpages.
De loin en loin, des chalets blottis dans une combe jalonnaient le chemin. Ils étaient bas, formés de pierres schisteuses empilées vaille que vaille et coiffés de larges plaques d’ardoises maintenues par de gros cailloux. Jean éprouvait une grande pitié pour les êtres qui vivaient là.
— Qu’ils sont pauvres ! ces chalets du Haut-Oisans, remarqua-t-il.
— Oui, mais souviens-toi que les paysans n’y demeurent que l’été. Ces abris précaires leur suffisent donc. Ce dont ils souffrent encore le plus, le père Souchey me le disait hier, c’est du manque de combustible.
Ils n’ont pas un arbre dans ces solitudes, donc pas le moindre bois de chauffage. C’est pourquoi ils ont recours aux combustibles les plus singuliers : fumier, bouses de vache, même, qu’ils font sécher sur les muretins de leurs enclos, tout leur est bon. Avec cela, le froid, toute l’année, la neige en plein mois d’août parfois, nous en savons quelque chose !
— Quelle vie rude et endurcissante !
— Tu peux le dire, mon vieux ! C’est un perpétuel combat qui fait les muscles solides et les caractères bien trempés. Ils paraissent un peu fermés, parfois, un peu farouches, ces montagnards de l’Oisans, mais si tu savais comme je les estime pour les forces infinies qu’ils enferment en eux, pour l’audace et l’intrépidité contenues dans chacun de leurs gestes.
— Comme tu aimes ton Dauphiné !
Olivier ne répondit pas. Ils étaient parvenus sur les pentes ouest du plateau. À mi-chemin, sur l’autre versant de la combe profonde, Besse groupait ses toits irréguliers si sombres dans la teinte uniforme de l’ardoise que le village entier ressemblait à un jeu de dominos noirs. Plus loin, la vallée sinueuse de la Romanche offrait la perspective de ses montagnes dont les contreforts semblaient s’emboîter les uns dans les autres en confondant leurs pentes revêtues de mélèzes.
Jean se retourna, cherchant à distinguer une dernière fois la Meije. Mais il ne vit plus que le sommet onduleux du plateau d’Emparis. Après une courte halte qui fit une première brèche dans les provisions gonflant les sacs, les deux alpinistes repartirent.
— Nous voici en pays civilisés, maintenant, déclara Olivier montrant de la pointe de son bâton ferré les mamelons qui leur faisaient face et où pas un pouce de terrain n’était laissé en friche. En bordure du sentier que dévalaient vivement les deux jeunes gens, un vieux paysan fauchait l’herbe d’un mouvement cadencé en remontant lentement la pente.
— Rude travail ! lui jeta Olivier en réponse à son cordial bonjour.
— Eh ! monsieur, c’est la vie ! répliqua l’autre sans cesser sa besogne.
— Une belle race, ma foi ! conclut Jean lorsqu’ils eurent dépassé le montagnard.
Un quart d’heure plus tard, ils atteignaient les vieilles maisons toutes de guingois dont les fenils débordants se frôlaient par-dessus les venelles tortueuses. Besse est le village type de ce Haut-Oisans désolé, où pas un arbre ne pousse, ce Haut-Oisans sans cesse balayé par le grand vent du nord.

Les deux compagnons poursuivirent leur route à travers combes et alpages. Ils ne s’arrêtèrent qu’en atteignant l’Alpe d’Huez, cet autre plateau couvert d’une herbe rase, mais qui, moins rude que l’Emparis, offre pendant six mois de l’année aux amateurs de sports d’hiver, ses molles courbes capitonnées par deux mètres de neige.
— Si tu voyais ça, mon vieux ! disait Olivier avec une sorte d’ivresse. Le ski, un sport divin !… Et quels beaux champs de neige que ceux de Huez ! Des premiers de France ! Tiens ! voici le chalet-refuge où nous allons déjeuner.
Debout, devant la porte d’une construction de bois basse et profonde, ils embrassèrent du regard ces longues dunes herbeuses qu’ils venaient de franchir. Au-dessus des dernières croupes, de lourdes bandes de corbeaux planaient.
— Dis-moi, Olivier, s’informa Jean, qu’est-ce que c’est que ce massif embrumé que nous apercevons là-bas, dans l’est ?
— Ça, mon cher, c’est encore la Meije !
— La Meije ! ce massif lointain, tout rapetissé ! Eh bien ! voilà qui nous donne la mesure du chemin que nous avons mangé depuis ce matin !
— Oui, une jolie trotte ! approuva Olivier avec satisfaction. Nous allons réparer ça en dévorant nos provisions.
Ils pénétrèrent dans la salle basse, s’assirent sur un banc de bois et goûtèrent un profond bien-être à allonger sans vergogne sous la table leurs grandes jambes lasses.
Autour d’eux, d’autres touristes chaussés, eux aussi, des mêmes imposants souliers de montagne, faisaient disparaître avec un solide appétit les provisions qu’ils tiraient de leurs sacs. Olivier fit glisser vivement les courroies du sien qu’il déboucla en prêtant une oreille attentive aux mots ascension, neige, glacier, qu’il entendait prononcer autour de lui. Chacun des touristes présents racontait ses prouesses récentes ou anciennes.
— Et vous, messieurs, quelle course avez-vous faite ce matin ? questionna l’un d’eux en se tournant vers nos jeunes voyageurs.
— Oh ! nous autres, nous arrivons du plateau d’Emparis ! répondit Jean, fier de sa longue marche.
Olivier lui décocha un coup de pied sous la table.
— Alpiniste de pacotille, va ! lui jeta-t-il à mi-voix.
— Le plateau d’Emparis ! s’étonna l’interlocuteur.
Penh ! c’est de la montagne à vaches, cela. La semaine passée, j’ai fait le pic de l’Étendard, moi !
— Je l’ai fait l’an dernier, monsieur ! répliqua nettement Olivier blessé dans son amour-propre d’alpiniste.
Mais, pour l’instant, mon camarade et moi n’ascensionnons pas. Nous nous contentons de voyager à pied.
Il mordait à belles dents dans un épais sandwich.
— Peut-être voulez-vous faire revivre les porte-balles de l’ancien temps ? reprit le brillant alpiniste en toisant ces singuliers marcheurs.
— Peut-être ! répliqua paisiblement Olivier sans perdre une bouchée.
Jean avait imperceptiblement tressailli à ce mot de porte-balle qui ravivait toutes ses préoccupations.
Ils ne s’attardèrent pas dans le chalet. À peine remis de leur longue marche du matin, ils bouclèrent leurs sacs, les replacèrent sur leur dos d’un coup d’épaule et repartirent.
— Rien de monotone comme ces gros mamelons d’herbe ! fit remarquer Olivier. Heureusement que nous en aurons fini dans deux heures en atteignant les sapins qui dominent Sardonnes.
Les deux amis ne tardèrent pas à surplomber la vallée profonde de l’Eau-d’Olle. Le torrent formait une étroite coulée d’eau roulant entre deux larges gerbes de cailloux. Les jeunes gens se trouvaient sur les premières pentes des Rousses tandis qu’en face d’eux se dressaient les arêtes aiguës du massif de Belledonne.
Ils franchirent quelques raccourcis pierreux et atteignirent Sardonnes, échantillon entre mille de ces hameaux de l’Oisans qui offrent au soleil les encorbellements de bois des greniers à foin s’appuyant sur les maisons basses comme de grosses capotes sombres coiffant de petites vieilles ridées. Des enfants, au seuil des portes, saluèrent les deux voyageurs. Ceux-ci, assoiffés, découvrirent bientôt le café de Sardonnes, maison villageoise où une paysanne leur versa de la bière blonde dans d’épais verres de cuisine.
Lorsqu’il se fut désaltéré, Olivier déplia sa carte.
— Nous ne sommes plus très loin d’Allemont, n’est-ce pas, madame ? demanda-t-il à son hôtesse.
— Non, monsieur, en une petite heure de marche vous y parviendrez. Vous venez du plateau, n’est-ce pas ? Eh bien ! tout à l’heure, en sortant de chez moi, vous verrez la belle route, toute en lacets qui monte jusqu’ici. Vous la prendrez en coupant par les raccourcis pour être plus vite rendus. Elle vous mènera à la route d’Oz que vous ne ferez que traverser et vous trouverez un sentier qui descend vers les prés, sur les bords de l’Eau-d’Olle. Il vous conduira tout droit à la passerelle sur le torrent.
Une fois franchie, vous êtes à la Fonderie d’Allemont.
— Connaissez-vous, à Allemont, une propriété que l’on appelle le Val d’Olle ?
— Sûrement, monsieur, c’est l’ancienne demeure de la famille de La Clos-Perrière.
— Ah ! elle ne leur appartient plus ? s’étonna Jean Renaud.
— Si, mais elle n’est pas habitée. Pensez donc ! Une vieille baraque à moitié démolie ! Ça coûte plus que ça ne rapporte !
— Savez-vous, alors, où demeurent les La Clos-Perrière ?
— Je ne peux pas vous dire, monsieur, mais sûrement Antoine Guillot, le gardien, vous expliquera ça. D’ailleurs, de la famille, il ne reste guère plus que Madame et sa demoiselle, à présent ! On les voit revenir quelquefois au pays en été.
— C’est une vieille famille de la région, n’est-ce pas ?
— Oh oui ! une vieille, une grande famille, et riche !
Vous pouvez me croire ! Tout le pays était aux La Clos-Perrière dans les temps anciens. Et puis, maintenant, tout ça a bien changé.
— Depuis la guerre, peut-être ? s’informa Jean Renaud.
— Non, c’est plus vieux que cela. D’abord, leur grosse richesse, c’était surtout les mines des Chalanches, des mines d’argent, pensez un peu ! Mais depuis bientôt cent ans, les travaux sont abandonnés.
— Déjà avant, c’est une famille qui avait eu du malheur. Paraît que la conspiration Didier leur avait porté un coup.
— Qu’est-ce que c’est que la conspiration Didier ? questionna Jean, pendant qu’Olivier tambourinait avec impatience sur la table.
— Vous ne connaissez pas ça ? On voit bien que vous n’êtes pas du pays, allez ! Moi, je ne saurais pas bien vous expliquer toute l’histoire, mais les vieux, dans les villages, la connaissent bien. La conspiration Didier, ça a fait du bruit dans l’Oisans… Mais vous comprenez, tout ça, c’était dans les temps !…
Tout en bavardant, elle débarrassait la table de noyer, rinçait les verres, rangeait les bouteilles vides d’une main alerte. Puis elle revint vers ses clients.
— Si toutes ces vieilles histoires du pays vous intéressent, Antoine Guillot saura vous les raconter mieux que moi.
— Pouvez-vous nous indiquer sa maison, madame ?
— Vous la trouverez facilement. C’est la troisième en montant la route d’Allemont. Elle touche au mur du Val d’Olle. Au plaisir, messieurs !
Une fois dehors, Jean se tourne vers son camarade :
— Qu’est-ce que c’est encore que cette histoire de conspiration ? Si la politique s’en mêle, maintenant, comment arriverons-nous à nous y reconnaître ?
— Mon vieux, dit Olivier en affectant l’insouciance, je crois vraiment que cette conspiration n’a rien à voir dans l’affaire qui te préoccupe. Par conséquent, laissons-la tomber pour ne pas embrouiller les choses.
Ayant atteint la route d’Oz, les deux garçons s’engagent dans le sentier descendant vers la rivière et bientôt la fonderie d’Allemont leur apparaît avec ses maisons largement disséminées dans la vaste échancrure que l’Eau-d’Olle a tracée entre les montagnes.
— Regarde, Jean, ce doit être ça, le Val d’Olle ! dit Olivier montrant une propriété enfermant son jardin, en clos de vieux murs, sous l’ombrage mystérieux d’arbres touffus qui ne laissent entrevoir qu’un toit d’ardoises bleues.
Au-dessus de la Fonderie, en face des voyageurs, Allemont serre farouchement ses vieilles maisons aux assises de pierre, aux parois de bois noirci, comme pour les mieux placer sous l’égide de la vieille église. Celle-ci, appuyée sur un ressaut de terrain qui lui sert de socle, domine les deux villages, celui de la plaine et celui des pentes.
Ces pentes sont fertiles, d’un vert tendre de prairies suisses. Elles étalent à flanc de montagne des carrés obliques de terre cultivée, champs roux où les blés coupés liés en gerbes forment de petites meules régulières et dorées, carrés verts des prairies fauchées, carrés rosés où la terre nue attend de nouvelles semences. Et ces champs inclinés s’élèvent jusqu’aux sapins noirs des pentes plus abruptes. Par-delà les sapins jaillit, découpée comme une lance dentelée, la Grande Roche, hardie et gazonnée, premier contrefort du puissant massif de Belledonne.
— En somme, dit Jean, Allemont est, comme tous les villages de l’Oisans, un hameau accroché aux flancs abrupts d’une montagne.
— Tandis que la Fonderie est un des rares villages étalés au fond d’une vallée, ajoute Olivier.
Ils sont parvenus au bord de l’Eau-d’Olle qu’ils franchissent sur une petite passerelle suspendue. Encore trois cents mètres et ils pénètrent dans le village. Il est temps. Leurs jambes, qui ont fourni un rude effort au cours de la journée, ne se meuvent plus qu’à grand peine.
Il fait bon se reposer dans la demeure du brave Antoine Guillot qui accueille avec un sensible plaisir ces hôtes inattendus.
— Vous tombez bien, leur a-t-il dit en leur ouvrant sa porte, je termine à peine mon travail. Un peu plus tôt vous ne m’auriez pas trouvé.
Tout de suite, il a sorti d’un placard assiettes et verres et sert un frugal repas aux voyageurs que le vin rosé et le fromage frais réconfortent.
— Je n’ai rien de chaud à vous offrir parce que, d’habitude, nous dînons tard, s’excuse le brave homme. Ma femme travaille en journées à l’Hôtel des Grandes Rousses. Elle ne rentre jamais avant les huit heures. En l’attendant, si vous voulez faire un tour au Val d’Olle, j’ai les clés, je vas vous y mener.
Olivier resterait bien attablé, mais Jean Renaud s’est levé, intrépide. Son camarade l’imite à regret et tous deux emboîtent le pas derrière leur guide.
Après avoir traversé un grand jardin abandonné, aux allées envahies d’herbes folles, les voici parvenus devant une longue bâtisse coiffée d’un immense toit à la pointe duquel grince une girouette fleurdelysée. Antoine Guillot pousse la porte d’entrée, tourne un commutateur et les deux compagnons se trouvent dans une large galerie au plafond à poutrelles. Une odeur de moisi et de renfermé flotte dans la vieille demeure. Les tapisseries des murs tombent en loques. Seuls, quelques tableaux accrochés le long de la galerie semblent animer d’une vie surannée la maison déserte.
— Des La Clos-Perrière ? s’informe Jean Renaud.
— Oui, monsieur, les derniers de la famille puisque, aux jours d’à présent, il ne reste plus que des femmes.
Celui-ci, c’était du temps que les mines rapportaient gros, avant la Révolution. Celui-là, c’est le beau-père de Madame de La Clos-Perrière, la dernière du nom. Ce tout jeune, ici, c’est celui de la conspiration Didier.
L’homme a instinctivement baissé la voix en désignant le portrait d’un adolescent aux cheveux bruns, au regard franc et résolu, au menton singulièrement volontaire.
— Vous dites, celui de la conspiration Didier ? insiste Jean Renaud.
— Si nous poursuivions la visite ? propose Olivier, bien décidé, semble-t-il, à faire dévier la conversation.
— À quelle époque a-t-elle eu lieu, cette fameuse conspiration ? reprend Jean Renaud sans prendre garde à l’intervention de son camarade.
— En 1816, monsieur. Ce garçon-là, et sa main désignait le portrait, ce garçon-là était tout jeune, peut-être vingt ans, et comme beaucoup d’autres, il avait pris feu pour les idées nouvelles. Quand on a découvert le complot qui voulait renverser Louis XVIII, il a fui dans les montagnes. On n’a jamais retrouvé ses traces ; mais, dans le pays, on dit que le malheureux avait été assassiné par quelque mauvais gars qui voulait toucher la prime promise à ceux qui s’empareraient des conjurés, morts ou vivants. Ça paraît sûr et certain et que cet assassin a pris le large et qu’il est parti pour l’étranger parce que, meurtre ou trahison, quand les gendarmes ne poursuivaient pas, c’était les montagnards de chez nous qui vengeaient les morts, dans ces temps troublés.
» C’est quand même dommage que ce beau gaillard-là y soye resté ; et tout jeune, je vous dis. Il avait peut-être vingt ans.
Antoine Guillot ayant fini son petit boniment, un grand silence tomba dans la maison vide, un silence que nul ne songeait à rompre. Enfin, avec effort, Olivier articula :
— Monsieur Guillot, vous êtes bien aimable, mais si cela ne vous faisait rien, nous continuerions une autre fois cette visite. La nuit vient déjà. Mon camarade et moi ne songions plus qu’il nous faut retenir une chambre dans un des hôtels de la Fonderie.
Laissant le paysan stupéfait, Olivier Champieux saisit avec autorité le bras de son camarade et l’entraîna. Jean ne fit aucune résistance. Pâle, les lèvres serrées, il suivit Olivier d’un pas raide qui n’était pas dû seulement à la fatigue engourdissant ses membres. Tous deux traversèrent le jardin et disparurent sur la route qu’assombrissait un tiède crépuscule.
C’était l’heure des lents acheminements vers les villages, tandis que les clochettes des troupeaux semblaient sonner des appels d’angélus.

À suivre…

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