Huit jours dans les glaciers de l’Oisans (7-7)

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La Grave vue du Chazelet, Marcel Fleureau photographe, Archives Départementales des Hautes-Alpes

HUIT JOURS DANS LES GLACIERS DE L’OISANS
Les tribulations de huit intrépides aventurières et aventuriers sur un glacier de l’Oisans quelque part dans le massif des Écrins…

Source Gallica : Revue « Les Alpes Illustrées, publications du 29 juin 1893, No 24 au 10 août 1893, No 30

L’OISANS ET LA BÉRARDE
HUIT JOURS DANS LES GLACIERS – 1/7 – 2/7 – 3/7 – 4/7 – 5/76/7 – 7/7

À 5 heures, nous nous trouvions en dessous du refuge de l’Alpe, qui a été inaugurée l’année dernière, au commencement du mois d’août et qui a remplacé avec avantage l’ancien refuge, à peine louable. Ce nouveau chalet a été construit par la section du Club Alpin de Briançon. On y trouve des lits de camp proprement tenus et un gîte qui permet aux touristes de s’y reposer.
Au moment de l’inauguration de ce nouveau refuge, de nombreux alpinistes s’y étaient donné rendez-vous. Parmi eux se trouvaient des touristes du Midi, « touristes en chambre » ainsi que les appelait spirituellement M. Xavier Blanc, l’ancien présidant du Club Alpin, mais touristes qui ne manquent pas un banquet et qui, au dessert, donnent le signal des « brins », comme ils disent avec leur accent méridional des « brins chauds ».
Quand ils se trouvèrent en pleine montagne, ils n’osèrent pas se contenter des bans que l’on bat après boire et se sentirent engagés d’honneur à faire mie fois dans leur vie acte d’alpinistes. Le Clôt des Cavales était devant eux : qu’est-ce que c’était à gravir ! Ils se mirent en route, rêvant des récits qu’ils feraient une fois revenus aux bords de la Garonne ! Tout alla bien en montant ; mais il fallait redescendre. L’un d’eux déclara qu’il ne le pouvait pas ; l’autre s’assit et essaya de se laisser glisser ; mais un mauvais sort l’empêcha de se mettre en mouvement ; force fut aux guides de charger nos braves sur leur dos et de les porter comme de vulgaires paquets. — C’était pourtant ce même glacier que nos compagnes venaient de descendre si gaillardement. Que n’étiez-vous là pour les voir, ô alpinistes du Midi !

Par sa position dans la vallée d’Arsines qui est le point de départ indiqué pour beaucoup d’excursions intéressantes, le chalet de l’Alpe est destiné à recevoir la visite d’un grand nombre de touristes, notamment de ceux qui se dirigent vers le col et glacier d’Arsines.
Malgré la pluie qui commençait à tomber et qui avait subitement remplacé le grand vent du matin, malgré aussi l’abri que nous offrait le chalet, nous pensâmes qu’il valait mieux faire encore quelques heures de marche et atteindre un gite plus confortable où nous pourrions nous sécher et nous reposer. M. Tairraz fouilla son sac, un vrai sac à malices — il y trouva une dernière bouteille, signée Moët et Chandon qu’il tenait en réserve et, ainsi réconfortés, nous reprîmes la descente de la vallée d’Arsines en longeant la Romanche, pour nous diriger vers le Villard-d’Arène.

Nous laissions sur notre gauche les glaciers de l’Homme et de Seille-Vieille, qui appartiennent au massif de la Meije, et, sur notre droite, le Roc noir ; en face de nous, tout au fond, le Galibier et le Goléon commençaient à disparaître de la brume.
Quand nous arrivons en dessous des Arsines, nous nous retournons pour jeter un dernier regard vers la haute vallée de la Romanche dont les dernières lueurs du jour nous permettent encore de distinguer les sommets neigeux.
À partir de ce moment, la pluie et l’obscurité nous font doubler le pas. Nous passons sans nous arrêter à Villard-d’Arêne et nous laissons derrière nous l’hospice du Lautaret où nous avions songé un moment à aller nous réfugier.

En 1870, quand j’étais sergent, souvent, dans les mauvais jours, je faisais enlever la fin d’une étape trop longue à l’aide d’un gai refrain. Comme alors je commandai : « En avant les chanteurs ! » Le guide et les jeunes gens prirent la tête ; nos trois compagnes venaient ensuite ; nous fermions la marche avec Charpenay et les porteurs ; et tout le monde chantait. C’est en chantant que nous traversâmes le tunnel de la Grave sur la route de Briançon ; c’est en chantant que nous fîmes notre entrée triomphale à La Grave et que nous arrivâmes devant l’hôtel Juge, à 7 h. du soir, après onze heures de marche et deux heures de pluie continue.
L’accueil le plus empressé nous attendait à l’hôtel ; M. et Mme Juge eurent vite fait de nous procurer des vêtements secs dont nous avions grand besoin.

En allant nous coucher, nous fîmes nos adieux à M. Tairraz, à notre guide Turc et à nos porteurs, qui devaient repartir au point du jour par la brèche de la Meije, si le temps le permettait.
Le lendemain, en me réveillant, j’appris que nos hommes étaient partis et j’allai appeler nos amis, les engageant à ouvrir leurs fenêtres.
Devant nous la Meije, que la nuit nous avait empêchés de voir la veille, au moment de notre arrivée à La Grave, offrait avec ses glaciers un spectacle inoubliable.
Quand notre admiration fut calmée, nous courûmes aux lunettes pour tâcher de voir nos compagnons que nous sentions en quelque sorte perdus dans cette effrayante masse de rochers et de glace. Nous les découvrîmes en effet, et longtemps nous pûmes les suivre dans leur ascension vers la brèche de la Meije.
Entre deux promenades à travers La Grave, nous revenions aux lunettes pour suivre les progrès de nos compagnons qui montaient rapidement, dans l’espoir d’atteindre le sommet avant l’orage qui menaçait de nouveau. Malgré leurs efforts, dès 11 heures, ils disparaissaient dans les gros nuages noirs dont la course vertigineuse ne disait que trop la violence du vent qui les portait. Le danger pouvait être terrible pour nos compagnons et nous tremblions pour eux : un accident eut suffi à nous gâter le souvenir de ce voyage. Enfin, à une heure de l’après-midi, en pleine tempête, nous vîmes arriver M. Simon, le fils de Gaspard et un porteur. Ces intrépides marcheurs avaient mis 5 h. 1/2, malgré la grêle et le vent, pour venir du Chatelleret à La Grave par la brèche de la Meije. Ils avaient rencontré M. Tairraz, notre guide et nos porteurs commençant la descente du glacier des Étançons, c’est-à-dire ne courant plus aucun danger. Cette nouvelle nous allégea d’un véritable souci, et nous permit de goûter l’hospitalité de M. Juge et le repos que nous avions si bien mérité.
Mais la pluie tombait toujours et, vu la saison déjà un peu avancée, nous décidâmes d’écourter notre excursion et de revenir directement de la Grave à Grenoble, sans passer par le Galibier.

J’ai tenu à vous montrer ici une projection faite à l’aide d’un cliché obtenu par un appareil à main. Sa netteté démontrera aux touristes photographes que, sans se charger outre mesure et avec de petits appareils, on peut avoir d’excellents résultats. Cette épreuve m’a été remise par notre ami et collègue, M. Berthaud (imprimerie photographique, 9 rue Cadet. Paris) ; elle a été prise par son beau-frère, M. Gaiffe.

Les derniers moments de notre séjour à la Grave furent employés à régler nos comptes de dépenses. Cette course de huit jours nous avait coûté 111 fr. par tête. Je tiens à donner cette indication pour montrer qu’on peut visiter nos glaciers sans faire des dépenses exagérées.
Je ne vous raconterai pas notre retour à La Grave, où nous quittâmes à regret l’excellent hôtel Juge qui vient d’être agrandi et entièrement réinstallé. Nous revînmes en voiture au Bourg-d’Oisans, par l’admirable vallée de Malval et du Freney, dont mon ami, M. Moisson, m’a encore défendu de vous parler. Je me soumets à sa volonté sans protester. 11 se trouve ainsi dans l’obligation de nous en entretenir dans une prochaine conférence, et nous aurons alors une nouvelle occasion d’applaudir ce fin conteur qui parle de ses montagnes comme d’un ami quitté à regret et qu’on espère bientôt revoir.
Ici se termine le récit de cette charmante excursion que nous nous sommes promis de recommencer l’année prochaine dans une autre partie des Alpes.
Si vous tenez à vous joindre à nous, mesdames, je vous donne rendez-vous pour l’été prochain, au sommet du Galibier, où nous espérons reprendre vers les glaciers de la Savoie, notre course interrompue. À moins que l’humeur vagabonde de nos compagnes de course ne leur fasse désirer revoir de plus près la barre des Écrins et recommencer un nouveau voyage en zigzag dans le massif du Pelvoux ou le glacier Blanc, le pré de Mme Carie et Vallouise sont encore pour elles des sites inexplorés.Puissent mes camarades d’excursion trouver dans cette conférence un souvenir vivant des agréables jours passés avec eux et que ceux d’entre eux qui m’écoutent ne déclarent pas qu’une soirée comme celle-ci leur fait plus peur que huit jours dans les glaciers des Alpes.

Je ne terminerai pas sans remercier notre ami Charpenay de son précieux et dévoué concours. J’espère que M. Molteni, dont vous avez applaudi les projections photographiques, aura bien voulu remettre en cage tous ses prisonniers et qu’il con sentira à les en sortir de temps en temps pour nous remémorer les jours heureux et
les amis jeunes et vieux dont la gaité inaltérable sut faire oublier la fatigue des courses trop longues et l’ennui des journées de pluie.

Fin

Saint-Romme.

 

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