La Conspiration Didier, épisode 10

FEUILLETON HISTOIRE
LA CONSPIRATION DE GRENOBLE — 1816
Texte de Auguis. Publié dans le journal Le Temps en 1841.

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Épisode 10

Après sa défaite, Paul Didier, vivement poursuivi, se réfugia d’abord dans la maison du sieur Robelin, un de ses affidés ; mais y ayant été promptement découvert, il ne put s’échapper qu’en sautant par une fenêtre : dans sa chute, il se blessa au pied. Il rencontra Dussert (ancien maire d’Allemont), et tous deux promirent de ne plus se quitter. Didier était souffrant ; son compagnon le traîna à travers les vignobles du château d’Eybens, et d’asile en asile, ils furent d’abord joints par Cousseau, en des leurs, aussi fugitif. Ce dernier s’exhalait en plaintes contre Didier ; mais Dussert mit fin à ses reproches, en lui disant : « Nous sommes tous malheureux, soutenons-nous. » Durif (ancien maire de Vaujany) ne tarda pas à les rencontrer, et tous quatre se dirigèrent ensemble vers la frontière. Le 7 mai, ils arrivèrent en Savoie, au village de Saint-Sorlin, où ils passèrent la nuit dans une grange, chez un aubergiste nommé Balmain. Didier et Cousseau écrivirent alors quelques lettres, qu’ils confièrent à un exprès, pour qu’il les portât en France ; mais ce jeune homme ayant livre le secret de sa mission à un nommé Sert (du Rivier-d’Allemont), celui-ci, dans l’espoir de gagner les vingt mille francs promis, se rendit aptes du général Donnadieu, qui mit a sa disposition un détachement de soldats destinés à former l’escorte de Didier, dans le cas où l’eu viendrait à s’emparer de lui. Sert repassa seul la limite sarde, laissant en arrière la troupe qu’il avait emmenée avec lui. Paul Didier, averti à temps, quitta sa retraite ; mais, si l’on en croit le rapport du général Donnadieu à Louis XVIII, Durif et Dussert, ayant, dans l’espoir d’obtenir leur grâce, indiqué à Sert un moulin de Saint-Jean-d’Arve, où il avait reçu l’hospitalité, celui-ci y conduisit les carabiniers piémontais qui le trouvèrent caché dans une armoire et le livrèrent aux soldats français.

Le 18 mai, une dépêche télégraphique annonça l’arrestation de Didier, et le Moniteur proclama cette capture avec le même éclat que s’il se fût agi d’une de ses grandes victoires qui changent la destinée des empires.

Le 23 mai, le prisonnier fut ramené à Grenoble. De forts détachements militaires escortaient la voiture dans laquelle il était chargé de chaînes et gardé par deux gendarmes. Didier paraissait fatigué ; mais sur son visage on n’apercevait aucune trace d’abattement. L’aspect de la foule qui s’empressait pour le voir le fit sourire. Quelques royalistes, qui s’étaient mêlés au cortège, le poursuivaient des cris de Vive le Roi ! Il fut d’abord conduit chez le général Donnadieu, et de là en prison, après avoir subi un interrogatoire de près de trois heures. Sa position et celle de sa famille généralement estimée inspiraient le plus vif intérêt.

Le lieutenant de police Eymard lut envoyé exprès de Paris pour interroger Didier, et pour s’enquérir sur les lieux de tout ce qui s’était passé. On sait comment il fut interrogé, jugé et comment il mourut et comment on exploita sa mort et la tentative qui l’avait causée. (Le procès Didier dura deux jours les 8 et 9 juin, il fut guillotiné le 10 juin 1816 à onze heures un quart, place Grenette à Grenoble. Un chroniqueur de l’époque indiquera : « La fin de cet homme avait été plus belle que sa vie.» )

Les éléments pour fomenter une révolte existaient dans le Dauphiné comme dans la plus grande partie de la France ; là, comme ailleurs, il ne manquait pas de mécontent ! ceux-ci prêts à devenir des chefs, ceux-là à marcher sous le commandement de ces derniers. Dans ces conjonctures, le premier devoir des autorités est de ne pas paraître ignorer ces dispositions, et de proclamer franchement qu’elles en sont averties ; le crime le plus grand quelles puissent alors commettre, c’est d’aider elles-mêmes à organiser la sédition, afin d’être à même de la faire éclater au moment où elles se croiront en mesure de l’écraser : voilà ce que firent à Grenoble, le préfet le comte de Montlivaut, le commissaire général Bastard de l’Etang, de concert avec le ministère, lequel sachant à quoi s’en tenir sur la portée des mouvements projetés, puisqu’on les dirigeait dans l’intérêt de son machiavélisme et de son ambition, méprisait les amis donnés par ceux qui n’était pas dans le secret de ces machinations. Le ministère avait besoin pour se maintenir et s’élever que le trône fût incessamment menacé par des troubles ; et beaucoup d’intrigants qui convoitaient les faveurs de la couronne ne demandaient pas mieux que de l’aider à simuler des périls dont la royauté leur saurait bon gré de l’avoir délivrée.

À Grenoble, l’occasion était belle pour se récrier sur l’audace des ennemis du Gouvernement, c’est ce que fit le préfet ; et aussitôt les mises en surveillance, les incarcérations, les bannissements se succédèrent avec une effrayante rapidité. Mais pour remuer une population naturellement paisible, pour inspirer aux hommes hardis la confiance de se mettre en avant, il fallait propager l’idée que l’instant approchait où le mécontentement serait assez général pour que chacun coopérât au renversement d’un Gouvernement abhorré : il fallait montrer que cette agression avait d’autant plus de chances de succès, qu’au dehors plusieurs puissances n’attendaient que le signal de la seconder…
Dans ce but, de vils agents parcoururent les campagnes, embauchant, pour l’insurrection prochaine, de malheureux paysans dévorés par la faim et la misère ; les bruits les plus absurdes partaient des hauteurs de la société pour descendre dans les derniers rangs du peuple, qui les adoptait avec avidité ; car le peuple n’est jamais plus crédule que quand il est souffrant. On échauffait les esprits par tous les moyens possibles, et autour de Didier, qui ne soupçonnait pas ces perfides menées, on préparait tout pour le convaincre qu’à sa voix les populations se lèveraient comme un seul homme… On plaçait sous ses ordres des traîtres qui le dirigeaient à son insu, et lui dans sa sincérité prenait d’autant plus de confiance en son entreprise, qu’on avait le soin de lui aplanir les difficultés : il va, vient, il tient des conciliabules, il conspire à la face du soleil, on ne l’entrave pas dans ses démarches, tout le monde connaît le plan de la révolte, on en désigne les chefs, il n’est personne qui n’ait entendu parler du lieu et de l’heure de l’attaque ; l’autorité ne sait rien, ne voit rien, ne veut rien voir, rien entendre ; d’un souffle elle aurait pu dissiper le complot, mais cela n’aurait eu aucun retentissement, elle préfère le laisser parvenir à sa maturité, afin d’attirer sur elle, par un semblant d’énergie déployée au milieu des plus grands dangers, les grâces et les faveurs royales.

Les conspirateurs se présentent à point nommé : comme on avait dit qu’ils arriveraient, ils sont reçus comme si on les attendait. Quelques coups sont portés, et ceux que la mousqueterie ou le sabre ont épargné, sont chargés de fer. Les agents que s’étalent mêlés à ce mouvement, qui y avaient poussé, disparaissent de la scène, ou se retirent de l’affaire en dénonçant et livrant les chefs dont la tète est mise à prix… Le lendemain on opine froidement pour que les malheureux prisonniers soient passés par les armes sans autre forme de procès. Mais ce mode paraît trop violent ; on institue des commissions militaires ; on ordonne que « LES MAISONS SERONT RASÉES ET LES TÊTES TRANCHÉES ». On appelle à son aide le télégraphe pour hâter ces exécutions ; des colonnes mobiles écrasant les habitants des campagnes, et l’on traîne dans les prisons ceux qu’on vient de désarmer. Alors ceux qui ont fait ourdir cette trame et qui l’ont dénouée sont proclamés les sauveurs de l’état. Leur but est atteint : honneurs, places, cordons pleuvent sur eux. Ils ont les pieds dans le sang ; n’importe, ils s’applaudissent de ce qu’ils ont fait. Une brillante perspective s’ouvre devant eux. Le comte de Montlivaut fut nommé conseiller d’État, le général Donnadieu fut décoré du titre de vicomte et fait commandeur de l’ordre de Saint Louis ; le colonel de Vautré fut promu au grade de maréchal de camp, huit officiers supérieurs reçurent des distinctions honorifiques et de l’avancement. Les ordonnances de ces promotions étaient des 12 et 15 mai. Deux autres ordonnances du 20 accordèrent des récompenses à quarante-sept officiers et militaires pour la belle conduite qu’ils avaient tenue dans l’insurrection de Grenoble, et en reconnaissance de la fidélité et du dévouement qu’ils avaient montrés à Sa Majesté. Sous un gouvernement dont M. Decazes était devenu l’âme, ces décisions ne purent être prises que de son assentiment, et nul doute que l’homme qui dans son impatience sauvage avait répondu à un appel à la clémence par ce laconisme « faites tuer sur le champ », n’approuvât dans leur entier la conduite du préfet et du général ; nul doute qu’il ne partageât pas l’avis exprimé par son protégé le commissaire Bastard, lorsque ce dernier lui disait le 15 mai ; « Je ne sais pourquoi on a voulu donner à l’affaire de Grenoble un tout autre caractère que celui qu’elle présente. Il y a dans les rapports une exagération bien dangereuse ; le rassemblement n’était pas de 800, mais de 300 hommes, dont à peine moitié armés (le général Donnadieu l’avait porté à 4000) ; il n’y a point eu de canons de sortis, cent soixante insurgés n’ont point péri ; le nombre des morts s’élève à six. »

Cette exagération dont M. Bastard s’étonnait, convenait alors aux vues de M. Decazes, et une preuve qu’il était loin d’en déplorer les conséquences, c’est qu’après le 19 mai, lorsqu’il ne pouvait plus être censé ignorer la vérité, non seulement il ne donna pas l’ordre de dissoudre le conseil de guerre, de lever l’état de siège dans le département de l’Isère, et de le restituer sans délai au régime de la loi, mais encore il ne fit rien pour empêcher la rémunération de ressortir son plein et entier effet. Lui même serait attaché à accréditer, autant que possible, l’opinion que l’affaire de Grenoble présentait une gravité qu’elle n’avait pas réellement, pour exciter d’autres autorités départementales à généraliser le même système de rigueur, et les circulaires attestent qu’il ne balançait pas à mettre la vie des citoyens à la discrétion d’hommes qui n’étaient que trop instruits à se faire les instruments d’une terreur royaliste. Lorsqu’il eût été si patriotique de calmer les puissances alliées sur la situation des esprits en France, et de leur démontrer qu’on pouvait en toute sécurité nous livrer à nous-mêmes, le ministre faisait publier par le Moniteur des rapports dont il connaissait la fausseté. Il expédiait à ses agents des ordres effroyables en les motivant sur le nombre immense des rebelles qui marchaient sur Grenoble, tandis que ces mêmes ordres annonçaient d’abord que ce nombre consistait en une poignée de séditieux. Ce ne fut que dix mois après qu’il fit à la tribune des ; rectifications qu’il aurait dû faire sur-le-champ à la face de l’Europe entière, afin de la rassurer.

La suite et fin demain…

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